06 septembre 2018

Michel Rivard et autres pensées moins naïves

Plus tôt cette semaine, j'ai assisté à un spectacle de Michel Rivard, accompagné de ses deux excellents, brillants musiciens, Mario Légaré et Rick Haworth, ici même à Edmonton. Quel régal musical!! Quand on peut entendre le bassiste taper du pied et distinguer le regard des musiciens, le moment est magique. Et quel plaisir de se rappeler la solitude de la banquise, de maudire notre bonheur fuyant, de côtoyer le "yable" et le bon "yeu" en personne, de silloner les ruelles de Montréal, de pleurer pour rien et de revivre nos 16 ans en compagnie de ce fou du village. Il manie si bien cette belle langue française aux accents d'Amérique qu'on a envie, justement, de pleurer pour rien et pour tout à la fois. Tout ça dans une salle intimiste devant une foule parfois attendrie, parfois amusée, souvent exhubérante, mais ô combien comblée. Michel, Mario et Rick ont-il pu humer la fierté linguistique qui allumait chaque tête de pipe? Ma tête est encore étourdie de cette fumée ennivrante.

L'association Rivard-Légaré-Haworth est en soi une belle métaphore d'un Canada bilingue équilibré. La bienvenue que Michel Rivard a souhaitée en anglais aux anglophones dans la salle était de bon goût. Par contre, quand il a félicité la foule de vivre en français dans l'Ouest canadien, quand il nous a raconté les ratés de CBC par rapport à un spectacle bilingue dont on a télédiffusé la partie anglophone seulement, j'ai commencé à lever les yeux au ciel. Je ne crois pas qu'il l'ait fait pour s'attirer un capital de sympathie; il nous avait déjà dans sa poche. Je crois plutôt que ça fait partie de ce qu'un francophone bien pensant - et qui plus est amoureux de sa langue - se doit de dire en pareilles circonstances. La question est peut-être de savoir pourquoi ce type de discours m'énerve. Est-ce parce que c'est patriotisme mal placé? Ou parce que je n'aime pas qu'une tribune culturelle qui devienne politique? Ou bien est-ce que parce que les discours alarmistes sur le statut de la langue française m'énervent? Oui, oui et oui. C'est le nombrilisme des francophones, je crois, qui me révulsent. Je crois qu'on aurait avantage, dans ce pays, à freiner les alléluias au "francophonisme" et plutôt à encourager le bilinguisme. Certains diront que ce bilinguisme mène à l'unilinguisme anglophone.  I don't believe it for one minute!


28 mai 2013

J'ai été professeure, et j'en suis revenue


Depuis quelques années je savais que la profession de professeure-chercheure ne me convenait pas. Pour réussir dans ce milieu, il faut se concentrer sur la recherche et, dans mon cas, en faire et surtout la publier ne m'intéressait pas beaucoup, ni la culture du I'm-too-busy-to-stop-in-the-hallway-to-say-hello. Contrairement à la croyance populaire, un professeur-chercheur qui n'enseigne que 6 heures par semaine, 26 semaines par année, décroche rarement de son travail car il évolue dans un milieu non seulement très compétitif, mais aussi impitoyable à bien des égards. Moi, j’avais refusé il y a longtemps de me faire bouffer par le travail. Ma sortie n’était donc qu’une question de temps.

Sans grande surprise, l’excellence que j’avais démontré en enseignement, mon travail dévoué à la tête du Programme de français langue seconde - qui comptait 450 étudiants sur une base semestrielle et une équipe de 20 enseignants - et les quelques articles que j’avais publiés n’ont pas suffi. Je n’ai pas obtenu la permanence. Malgré l'insistance de plusieurs collègues, j'ai choisi de ne pas en appeler de la décision. J'ai touché la prime de départ et profité de ce temps d'arrêt pour réfléchir.

J'ai d'abord réalisé qu'il n’était pas facile de dire adieu à la carrière de professeure-chercheure. C'est le summum d'un long, très long parcours académique qui vient avec une liberté extraordinaire, impensable dans n'importe quel autre milieu de travail. Il y a le prestige qui y est attaché, aussi. En plus, j'ai longtemps été convaincue que je ne savais rien faire d'autre.

Une fois que j'ai eu avalé le rejet et remis mon stressomètre à zéro, je me suis sentie libre... Car après avoir vécu le syndrome de l'imposteur pendant 7 ans, j'avais enfin accepté de verbaliser ouvertement le malaise que j'avais eu à déambuler dans mes souliers de professeure-chercheure. Ce constat bien ancré en moi, il m'a été beaucoup plus facile de faire des choix éclairés, qui prenaient en compte qui j'étais plutôt que de succomber aux attentes du monde extérieur. 

J'étais dans cet état d'esprit lorsque j'ai reçu une offre pour un poste équivalent d'une université située à Toronto. Si j'avais voulu sauver la face, ça aurait été l'occasion rêvée. Mais le poste, dont le rôle de leadership que j'aurais eu à jouer pour leur tout nouveau Centre de formation linguistique en français, ne m'offrait rien de très alléchant. On a catégoriquement refusé de spécifier la nature de mes tâches dans l'entente contractuelle. Ainsi, j'aurais été évaluée, encore une fois, selon le sacro-saint paradigme de la recherche alors que mon énergie aurait été canalisée ailleurs, à la demande explicite de l'employeur. Sans compter que je ne voulais pas d'une relation à distance avec mon conjoint et encore moins le priver de son fils. Ça aussi c'est un sacrifice que beaucoup de mes collègues ont fait dans l'espoir d'obtenir, un jour, la permanence. Pas moi, thank you very much.

Dans les mois qui ont suivi je suis restée chez moi avec mon jeune enfant et je me disais souvent, le sourire aux lèvres, que la vie avait pris un tournant pour le mieux. En d'autres circonstances, j'aurais eu tout au plus 12 mois de congé parental, ou plutôt 9 en réalité, car mon conjoint et moi avions prévu qu'il prenne la relève les trois derniers mois. Aujourd'hui j'en suis à 15 mois d'un merveilleux quotidien avec mon fils, dont 3 mois avec son papa à temps plein à la maison


En janvier, j'ai commencé à planifier mon éventuel retour au travail que je prévoyais idéalement pour l'automne, sans trop savoir où je me retrouverais. J'ai envoyé mon CV ici et là, souvent sur des postes pour lesquels j’étais surqualifiée et d'autres pour lesquels je n'avais pas le profil recherché, un peu comme on va à la pêche sans trop savoir si on a trouvé un bon spot. Petit à petit, ce processus m’a permis d’éclaircir mes objectifs professionnels, de miser sur mes habiletés, sur mes intérêts et sur le transfert de compétences que j'arrivais de mieux en mieux à articuler. Et puis, j’ai fini par pêcher la plus belle des ouananiches dans le lac que je croyais complètement vidé de ses poissons… j’ai obtenu le poste de conseillère en pédagogie universitaire pour le Centre de soutien à l’enseignement pour le même employeur qui m'avait refusé la permanence !

À l’entrevue et dans les négociations qui ont suivi l’offre d’emploi, j’ai senti que mes talents étaient enfin reconnus et valorisés à leur juste valeur. Personne n’a fait mention de ma permanence ratée ou de ma maigre liste de publications. Non, au contraire… on espérait ardemment que je joigne le Centre et que je contribue ainsi à la promotion de l'excellence en enseignement supérieur. Et le plus sublime dans tout ça... la prof virée devenue conseillère pédagogique gagnera mieux sa vie que dans le corps professoral et obtiendra vraisemblablement la sécurité d'emploi dans un an. 

Comme quoi le système universitaire contient son lot de contradictions, d'abus aussi, trop souvent (in)justifiés par la noble quête du savoir.

27 janvier 2013

Une gentillesse à crever les yeux... ?


J'étais en route, le bébé assoupi derrière dans son siège d’auto, vers une grande zone commerciale pour y faire quelques emplettes assez banales: un humidificateur, des piles rechargeables, du lait en poudre et du gel de douche. En temps normal, je m’en serais tenue à notre super-pharmacie tout près de la maison où l’on trouvait de tout : médicaments, crèmes rajeunissantes et maquillage, téléviseurs à écran plat, appareils photo, pâte à dents et vaporisateur nasal, cafetières, vêtements pour adultes et pour enfants, parfums et savon à vaisselle, batteries de cuisine et meubles de chambre. Toutefois ce jour-là j’avais aussi un article que je devais retourner dans un magasin situé dans le nec plus ultra de la consommation où trônent fièrement à peu près toutes les méga-chaines… IKEA, The Brick, Bouclair et Stokes, Wal-Mart et le Superstore, Chapters, Future Shop et Michael’s, McDonalds, le Chalet suisse, le Keg et Starbucks, Smart Set, GAP, Old Navy, le Château et Aldo.

J’étais à quelques kilomètres de ma destination quand une quinquagénaire trop maquillée a semblé vouloir me dire quelque chose derrière la fenêtre de son sport utilitaire Mercedez. Son index pointait frénétiquement vers le sol. N’arrivant pas à déchiffrer son message, j’ai passé en revue ce qu’elle pouvait bien essayer de me dire. Mon manteau dépassait-il par la portière? L’avais-je coupée en la doublant? Je l’ai regardée un peu bizarrement et j’ai continué ma route. Son SUV m’a dépassée au moment où j’ai senti que le côté arrière gauche de mon véhicule faisait un drôle de bruit.

- Oooh, ok… Mon pneu est crevé!!! 

Je venais de mettre des mots sur le mouvement de ses lèvres.

Je me suis arrêtée pour constater que mon pneu arrière était complètement à plat. Alors que je tentais de rejoindre mon chum, un homme a cogné à la fenêtre de ma portière.

- Avez-vous un pneu de rechange? 

« Je sais pas », que j’ai répondu en sortant de la voiture. Le coffre vidé, nous avons découvert sous le rabat une roue de secours qui n’attendait qu’à déguerpir de sa cachette pour se rendre enfin utile. L’homme a pris quelques objets du coffre et soulevé ma voiture avec le cric.

Pour un après-midi de janvier, nous ne pouvions pas mieux tomber ; le soleil brillait et la température se voulait particulièrement clémente. La circulation était fluide et j’avais réussi à m’arrêter là où une troisième voie s’ouvrait, laissant ainsi le champ libre aux quelques voitures qui passaient.

Entre temps, Karim s’était réveillé et avait commencé à pleurer. Je l’ai sorti de la voiture et tenté de le consoler dans mes bras.

- Tu peux aller rejoindre ma femme dans notre voiture si tu veux. 

Je me suis retournée et j’ai vu sa conjointe qui regardait la scène en sirotant un café Tim Hortons dans l’auto stationné derrière… c’était la dame à la parole muette qui m’avait fait signe quelques minutes plus tôt! 

- Ah! C’était vous tout à l’heure! 

Il m’a souri.

- Oui. Moi, c’est Bob. 

- Geneviève. 

Je me suis dirigée vers la Mercedez et pris place à l’arrière avec Karim.

- Bonjour ! Ça va ? 

- Oui, mais tu parles d’une mésaventure. Avec le bébé c’est pas évident ! 

- Il s’appelle comment ? 

- Karim. Et moi c’est Geneviève. 

- Debbie. 

Deb et moi avons jasé de ci et de ça jusqu’à ce que son mari vienne me dire que la roue était rouillée et qu’il lui était impossible de la déloger.

- Bon, je vais rappeler mon conjoint et on va s’organiser, vous vous en faites pas pour nous. On va se débrouiller. 

- Non, non, je vais aller chercher mes outils pour déprendre la roue. Je vous laisse au magasin avec le bébé pour que vous nous attendiez là? 

Je ne savais pas trop quoi dire. J’avais appris de Deb qu’ils habitaient tout près de chez nous.

- On a qu’à y aller avec vous. Je vais aller chercher le sac à couche dans l'auto et je reviens.

- Tu veux que je prenne Karim ?

- Non, ça va aller, merci. J’ai peur qu’il recommence à pleurer. 

Une fois le sac à couche récupéré, je suis retournée dans leur voiture et nous sommes partis vers Riverbend.

En arrivant près de la maison, j’ai indiqué à Bob que notre rue approchait, mais il n'a pas décélérer pour prendre ma rue. Je lui avais pourtant donné ma consigne à l'avance. À l’autre intersection, j’ai répété que nous habitions juste là, à droite. Il a continué son chemin sans broncher. Tout d'un coup, j’ai senti mon visage blêmir, mon cœur flancher le temps d’un instant. Pourquoi n'allait-il pas vers la maison? Pourquoi avaient-ils fait demi-tour pour venir à notre secours... ? 

Après quelques secondes d'un silence inconfortable, Bob m'a demandé:

- Tu veux passer chez toi? 

- Oui, je vais déposer le bébé et repartir avec vous. 

- Ah, ok. On fera ça en revenant. 

Nous sommes tournés à gauche sur Rhatigan Road et avons continué tout au bout de la longue rue tortueuse. La maison était de style tudor, élégante, austère. La propriété longeait la vallée et on voyait à travers les arbres la rivière North Saskatchewan qui serpentait. Le lieu était joli, paisible… isolé. La lumière intense du coucher de soleil rayonnait sur la vallée. Il ferait noir, bientôt.

Une fois chez lui, Bob a ouvert la porte du garage et pris quelques outils, une petite bonbonne quelconque. Je complimentais le style de la maison et les environs boisés à sa femme tout en textant discrètement à mon chum : « on est passé chez bob prendre ses outils on va être à la maison dans qq minutes. »

Bob est remonté dans sa Mercedez et nous avons repris la route. Trois minutes plus tard, nous étions à la maison. Ouf.

Le reste de l’histoire est ordinaire. Mon chum est parti avec eux et revenu deux heures plus tard, via Canadian Tire, le pneu rapiécé. Dans cette aventure, c’est moi qui m’étais montée un bateau. Après tout, Bob avait offert de nous laisser au magasin. J’avais insisté pour les suivre sans lui dire que je voulais passer chez moi y laisser Karim. Bob, lui, avait un autre scénario en tête. Et une bienveillance qui n’avait rien d'ordinaire.

27 septembre 2012

Om Yasser, ou la mère de Yasser


Sa destinée semblait fabuleuse. Elle devait avoir 12 ans au moment de la révolution de 1952, une époque qui apportait un air d'espoir, un renouveau sans pouvoir monarchique ni dépendance coloniale.

Et puis elle venait d'une famille aisée, a grandi près d'une belle avenue longeant le Nil, au Caire.  J'ai vu son ancien quartier. C'était joli, aéré, joyeux. Avec un peu d'imagination, dans la pénombre du soir tombé, on aurait pu se croire quelque part en Europe.

Même si elle n'avait qu'une quatrième année, elle était jolie et à cette époque cela suffisait. Sauf que son père avait plusieurs filles à marier. Quand est venu son tour, on lui a trouvé un mari aux moyens modestes, un paysan originaire du village où elle et sa famille passaient leurs étés. 

Elle s'est s'établie à Fayoum, une ville moins qu'ordinaire, car son mari venait du coin et y travaillait.  À l'époque, l'appartement qu'ils ont toujours devait impressionner. Cinq grandes pièces occupaient tout le palier, le long et large balcon offrait une vue dégagée sur le quartier.

Jusqu'à la fin des années 70, elle ne portait pas le voile. Puis les mœurs ont changé. Si la révolution avait apporté avec elle la fin de la période coloniale, elle avait aussi laissé la dictature s'immiscer. À une liberté d'expression limitée et des conditions socio-économiques difficiles s'est juxtaposé, comme seule arme défensive, un repli sur la religion, qui se disait être la panacée. 

Elle a eu deux garçons et deux filles, qu'elle a élevés dans les valeurs de l'Islam. Elle a appris à ses filles qu'il fallait se couvrir, parce que c'est ce que faisait une âme pieuse pour qui la religion et les conventions sociales n'étaient pas ouvertes à discussion. Ses petites-filles, bientôt adolescentes, passeront dans le même moule. 

Son mari n'a jamais été une figure dominante au sein du cocon familial. Sa personnalité effacée laisse perplexe, son avarice aussi. Il s'est peu investi dans le bien-être de sa famille... Sa femme le tolère faute d'alternative et il entretient avec ses enfants des relations superficielles, voire tendues. Des deux mois que nous avons passés là-bas,  je ne crois pas que lui et son fils n'aient échangé plus d'une dizaine de mots par jour. Sauf la fois où Yasser l'a engueulé parce qu'il lésinait à faire rénover la salle de bain qui était dans un état pitoyable à cause de son laisser-aller.  Après s'être fait tordre le bras, le vieil homme a accepté de payer 20% des coûts, la balance provenant des poches de son fils. Il a promis qu'il passerait à la banque dès le lendemain, puis ayant eu un empêchement, a assuré qu'il irait le surlendemain.  On a vite compris que les rénos n'auraient jamais lieu.


Grâce à son héritage et à son bon sens, elle a pu envoyer ses enfants dans les meilleures écoles, même si elles étaient de tradition chrétienne, et ainsi leur assurer un bel avenir. Tous les quatre sont allés à l'université. Ils sont devenus ingénieur, enseignante d'anglais, avocat et physicienne. Leur éducation leur a donné pleins de possibilités, un vrai passeport vers la liberté. Son aîné et sa cadette ont d'ailleurs pris la poudre d'escampette en Occident, lui parce qu'il n'en pouvait plus de ne pas trouver sa place dans son pays natal, elle pour suivre son mari qui poursuivait des études de troisième cycle en Allemagne. Au désarroi de leur mère, qui ironiquement leur a permis cette échappée, les deux ont fait voeux de ne pas retourner en Égypte. Pour Yasser, qui s'était affranchi de l'Islam depuis un bon moment, la proposition était complètement libératrice. Pour Marwa, son choix était plus conflictuel, car elle vacillait entre son envie de rester en Europe et le besoin de se sentir comme les autres.

Aujourd'hui, Om Yasser a 72 ans, en fait au moins 80. Elle vient d'une autre époque et y est restée coincée. Si on ne s'en tenait qu'à elle, on croirait que l'Égypte est toujours à l'ère pré-industrielle.  Elle pasteurise elle-même son lait et son beurre qu'elle achète du même fermier qu'il y a cinquante ans (ou peut-être de son fils). Avec le boeuf qu'elle reçoit en gros, elle en coupe des cubes ou le passe dans un broyeur manuel pour en faire de la viande hachée. Elle fait aussi sa propre sauce tomate. Il faut d'abord qu'elle enlève la peau, qu'elle les épépine, puis qu'elle les réduise en purée avant de congeler le tout.  

Pourtant, le lait pasteurisé se trouve dans tous les petits dépanneurs. Le bœuf et le poulet s'achètent dépecés et désossés. La sauce tomate est disponible presque partout et goûte très bon. Elle dit que c'est parce que les produits qu'elle achète sont meilleurs. C'est fort possible. Mais je soupçonne qu'elle s'accroche ainsi au petit peu, très petit peu,  qu'elle contrôle de sa vie.


23 septembre 2012

Shareef, fais-moi peur!

Lors de tous nos voyages en provenance ou à destination de l'aéroport, nous avions préconisé le taxi aéroportuaire pour son service professionnel et sa fiabilité. La dernière fois, on s'était toutefois demandé si le chauffeur avait une bonne vision nocturne car il avait dû presser les freins comme des citrons pour éviter de faire des bonds sur les nombreux ralentisseurs qui juchaient l'autoroute à proximité des villages que l'on croisait.


J'avais donc vaguement évoqué l'idée de demander à Shareef, le jeune homme sympathique qui nous avait servi de chauffeur à Fayoum les deux dernières semaines, de nous emmener à l'aéroport pour notre grand départ.  Sa voiture avait la clim et des boucles pour les ceintures qu'il avait tirées de sous le siège juste pour nous. Et aussi incroyable que cela pouvait l'être, il était toujours à l'heure.  Dans ces conditions, mieux valait payer quelqu'un de la place qu'une corporation qui avait déjà les poches pleines.  

Mon chum avait initialement rejeté ma suggestion. La bagnole de Shareef carburait au gaz naturel alors son coffre était nanti d'une grosse bonbonne à gaz. Pas de place pour nos trois grosses valises, la poussette, le sac à couche et la mallette pour nos ordinateurs. Mais quelques jours avant notre départ, nous étions allés faire quelques courses avec Shareef et avions constaté qu'il avait changé de voiture. Celle-là aussi s'alimentait au gaz naturel, mais elle avait sur son toit un support en métal pour y attacher des valises. 

Le soir de notre départ, Shareef s'est présenté avec quinze minutes de retard. Il avait apporté une corde comme nous lui avions demandé, mais toute rabougrie. Yasser a dû le forcer à aller en acheter une bien longue chez le marchand de peinture et autres bric-à-brac à quelques coins de rue de là.

Puis, les valises montées sur le toit, enfin prêts, nous sommes partis. Mais au lieu de tourner vers l'autoroute, Shareef a pris la direction du centre-ville. Au moment où Yasser allait lui demander où il gambadait comme ça, Shareef a immobilisé son véhicule et annoncé qu'il sortait s'acheter un thé pour rester bien éveillé le temps du voyage. J'ai été soulagée de le voir revenir après d'interminables minutes pendant lesquelles Karim, qui supportait mal d'être attaché dans son siège quand la voiture n'était pas en marche, avait commencé à pleurer. En un demi-tour nous nous sommes retrouvés sur la route pour Le Caire, mais nous sommes arrêtés de nouveau quelques tournants plus loin.  Il y avait une longue file de voitures stationnées à la queue-leu-leu sur le bord de la route. J'ai mis quelques secondes à réaliser que nous étions dans l'attente qu'une pompe à gaz naturel se libère.

- C'est pas vrai! Pourquoi il a pas fait l'plein avant d'venir nous chercher?

J'ai tourné mon regard vers le tableau de bord et vu la gauge à essence qui indiquait que le réservoir était plein. 

- Il peut pas remplir sa tinque à gaz plus tard?

Pour réponse, Yasser a prononcé quelques mots d'arabe... j'ai deviné qu'il ordonnait à notre chauffeur de faire son plein au Caire. Shareef est sorti de la file et nous sommes repartis. J'ai poussé un soupir de soulagement, contente d'être enfin en route et surtout d'avoir prévu une heure en plus pour parer aux imprévus. 

Karim dormait déjà et je voulais faire pareil. C'était difficile. Nous étions empilés comme des sardines en arrière, l'une de nos trois valises ayant été placée sur le siège avant à côté de Shareef. Les motoristes devant nous ralentissaient à tout moment pour céder le passage à un conducteur téméraire ou pour négocier sans heurt un autre ralentisseur. Shareef était lent à réagir, pressant les freins au dernier instant même quand la voiture devant nous freinait depuis ce qui me semblait une éternité. Il n'anticipait aucun obstacle, ni même quand les panneaux routiers annonçaient les embûches.

Puis les autres voitures se sont faites plus rares, libérant ainsi notre chemin. Soudainement, Shareef a freiné à fond, mais pas assez pour éviter le ralentisseur... la voiture a fait un grand bond dans les airs. A l'atterrissage, l'impact a été solide... on entendu un gros boum! venant du toit.

- I'm so sorry!

- Les valises, Yasser, faut vérifier si elles sont toujours sur le toit!

Il a demandé à Shareef de s'arrêter. Les deux hommes sont sortis le temps de constater que les valises étaient toujours en place. Ils sont remontés dans la voiture et nous sommes repartis.

- Pis, elles sont bien là ?

- Oui, mais le support est détaché. Elles se tiennent en équilibre sur le toit.

- Quoi? Comment ça se fait qu'on est r'partis? 

Mon chum a dit quelque chose à Shareef, qui a répondu tout en continuant à conduire. Puis notre cascadeur amateur a ouvert sa fenêtre et mis la main sur le toit pour en retenir son contenu.

- C'est une blague ou quoi? Au prochain ralentisseur qu'il verra pas, les valises vont prendre le bord.

Yasser a encore tenté de raisonner Shareef qui lui a répondu sans s'arrêter. J'étais bleue:

- Shareef, stop the car NOW!

Lui qui n'avait pas l'habitude de m'entendre comme ça s'est arrêté immédiatement. Je leur ai ordonné de faire passer la corde qui retenait les valises autour de la voiture par les fenêtres. Les deux hommes se sont exécutés. Puis Shareef m'a regardée:

- That was a good idea.

- I know.

Nous sommes repartis l'esprit légèrement plus tranquille. La route a été paisible jusqu'au Caire, mais la circulation ayant repris de plus belle j'avais du mal à rester calme. Assise au milieu de la banquette arrière, je mourais de peur à chaque obstacle routier que Shareef évitait de justesse, comme s'il les apercevait bien après que je les ai eu remarqués.

- Il va m'tuer, d'une manière ou d'une autre.

À un moment donné, il s'est arrêté entre deux sorties d'autoroute. Il y avait un petit dépanneur de fortune et plusieurs personnes flânaient sur le bord de la route comme s'ils longeaient le Nil. Shareef a demandé à quelqu'un son chemin vers l'aéroport. 

- C'est pas vrai... on est perdu asteure?

J'ai senti ma pression artérielle monter. Il était presque minuit. Nous avions prévu être à l'aéroport vers 23 heures pour notre départ à 1:45. Nous ne pouvions plus perdre beaucoup de temps. Shareef s'est arrêté deux ou trois fois encore pour redemander son chemin. Nous avons fait demi-tour pour aller prendre un échangeur que nous avions raté. Mes yeux cherchaient frénétiquement dans le noir quelque indice que nous approchions.

Enfin, j'ai aperçu un panneau indiquant au voyageur de prendre à droite pour l'aéroport et j'ai sommé à Shareef, le ton mi-anxieux, mi-exaspéré, d'emprunter la sortie:

- Yimin, yimin!

Quelques minutes plus tard, j'ai vu annoncé en lettres scintillantes: CAIRO AIRPORT. Dans ma tête, en plus grosses lettres encore: P-L-U-S J-A-M-A-I-S. Ni Shareef, ni l'Égypte.

24 août 2012

Je craque pour toi mon Cairo

Le Caire est assis sur un désert. Si cela frappe l'oeil du voyageur du hauts des airs, au milieu de la mégapole seule la poussière de sable qui peint la ville lui rappelle qu'elle cache sous ses avenues bardées de palmiers une terre desséchée.

Son métro ressemble à celui de toutes les métropoles, bouillant de monde, assourdissant, suant. Dans les wagons, il fallait se tracer un chemin d'épaule en épaule et se tenir en équilibre le temps des sept ou huit stations qui séparaient notre point de départ de la Place Tahrir

C'est là qu'on y trouvait le musée égyptien. À l'entrée la police touristique ramassait les caméras et fouillait les sacs. Il y faisait une chaleur épouvantable. Hiéroglyphes, tombeaux, momies... le musée avait de quoi impressionner. Ses trésors valaient bien quelques perles de sueur, Yasser était d'accord, mais il l'était moins avec le tarif de 100 livres exigé aux étrangers pour visiter la salle des momies. Il a demandé à voir le curateur, rien de moins, pour le convaincre que sa femme, peu importe qu'elle soit Canadienne, avait droit au tarif réservé aux Égyptiens.  Il a eu gain de cause, comme à son habitude, après une bonne vingtaine de minutes de plaidoyer, le temps perdu lui aussi comme à l'accoutumance. Quand même, une économie de 95 livres.

Malgré l'heure de pointe, au retour un wagon semblait avoir été délaissé. Contents de trouver des places assises, nous nous y sommes précipités. Juste avant d'entrer dans la station suivante, une dame au regard aimable est montée jusqu'à nous et a tapé doucement sur l'épaule de Yasser.

- Excuse me. Women only.

- Oh, sorry.

Nous sommes débarqués et avons attendu le prochain métro. Celui-là étant aussi bondé que le précédent, j'ai élu d'aller m'asseoir dans le wagon réservé aux femmes et laissé mon chum se joindre aux sardines derrière la porte suivante. À l'approche de la station de Giza où nous avions l'habitude de descendre, il m'a fait signe de la fenêtre qui nous séparait.

Un autre matin, nous sommes allés nous promener le long du Nil, près de la tour du Caire qui n'a rien d'extraordinaire. Chassant l'ombre, de jeunes couples sirotaient un Seven-Up sous l'un des ponts ou dans le parc arboré qui longeait la rive. De son voilier, un homme a hélé vers nous. Il nous a fait voir quelques ponts et la Maison de l'opéra avant de nous ramener à la case départ.

Le soir venu, c'est sur un pont que nous avons regardé la ville. Celui-là et tous les autres croisant le Nil se transformaient en terrasse pour les Cairotes (oui, vous avez bien lu) à la recherche d'une bonne brise. Ils y stationnaient leur bagnole, sortaient les chaises pliantes du coffre et parfois leur petite radio à pile. Les vendeurs itinérants venaient offrir des mangues bien fraîches ou des fèves de lima bien salées. 

Une visite au Caire passait nécessairement par les pyramides, que l'on s'est amusés à grimper malgré la chaleur suffocante. Monter le long escalier étroit qui menait jusqu'à la salle du tombeau dans la quasi-noirceur m'a passablement foutu les jetons, mais emprunter le même chemin que les Égyptiens de l'époque antique valait quand même une petite frousse. 

Dehors, les trois pyramides étaient à une bonne distance l'une de l'autre. La plupart en ont fait le tour à pied tandis que les touristes en quête d'exotisme ont parcouru le tracé à dos de chameau. C'était sans doute amusant, mais la scène était plutôt pathétique...  autrement les chameaux étaient aussi rares dans le paysage égyptien que les ours noirs au centre-ville de Montréal. À la tombée de la nuit, un spectacle son et lumière qui rappelait vaguement le Moulin à images de Robert Lepage illuminait les pyramides et le sphinx.

Ville captivante, Cairo, et le Vieux-Caire qui scintille de sa splendeur architecturale malgré la poussière de sable, compense un peu pour le cafarnaum perpétuel de ce pays qui me fascine autant qu'il me déplaît.

19 août 2012

Moi mes souliers ont beaucoup voyagé


Très rares sont les fois où je me suis aventurée vraiment toute seule dans Fayoum. Pour ma première sortie, Yasser avait prodigué à notre chauffeur attitré des consignes détaillées. 


Ahmed m'attendait à l'ombre de notre édifice, une cigarette au bec. C'était la première fois que je le voyais avant la tombée de la nuit. Il portait des lunettes de soleil miroir, une chemise carottée, une paire de Levi's et des souliers de cuir au bout pointu. Il m'a saluée chaleureusement, une attitude rare parmi les hommes que je rencontrais, puis m'a ouvert la portière. Sur la banquette arrière, j'ai été accueillie par un air de hip hop... "From Senegal, Africa, to St. Louis, Misouri... " Si ce n'était des rues environnantes, j'aurais cru être complètement ailleurs.

Une fois arrivés à l'épicerie, Ahmed, tel un guide touristique, a annoncé:

- Arafah!

- Shokran.

J'ai pris à l'entrée un petit panier plutôt qu'un de ceux sur roulettes. Ainsi accoutrée, il me serait plus facile de clopiner autour de la marchandise déposée par terre dans les allées étroites et de doubler les clients moins pressés. J'ai trouvé l'endroit pratiquement désert. Personne d'autre que moi pour faire ses course dans la chaleur de l'après-midi.

 Dans la rangées des sauces, je cherchais les produits Knorr quand j'ai vu Ahmed du coin de l'oeil. Puis je suis allée au fond du magasin prendre un pain tranché. Il m'a suivie, de loin, le pas nonchalant, le regard bienveillant. Voyant que mon panier se remplissait rapidement, il s'est approché et m'en a tendu un autre. Quand j'ai eu fini mes courses, il a pris mes sacs et les a mis dans le coffre.

On s'est ensuite arrêtés dans un kiosque où me procurer des minutes pré-payées pour téléphone cellulaire. 

- Give me twenty pounds.

Il est sorti de l'auto et revenu en un éclair avec deux cartes à dix livres chacune. Mon chum avait pris soin de lui dire de quoi j'avais besoin.

 - Go home now?

- Aiwa, alatoul!

- Alatoul!

Sur le chemin du retour, je me suis dit, un peu déçue, que l'expédition n'avait rien eu de remarquable. Pas de quoi écrire mon blogue ce jour-là.

Alors une autre après-midi j'ai décidé de sortir sans but précis. La rue principale fourmillait d'activités. Des femmes assises à chaque coin de rue vendaient des mangues ou des tomates. Les posters électoraux de Mohammed Morsi, sa photo en gros plan juste en dessous une balance, symbole de justice, décoraient toujours les façades de quelques buildings. 

Près du rond-point, une pyramide de melons donnait envie d'acheter le plus gros d'entre eux au marchand qui se cachait derrière. Un camion avait à sa charge des dizaines de poules dans des cages empilées comme la tour de Pise. J'avais peine à croire qu'elles se rendraient à destination sans s'écrouler. 

Je me suis arrêtée ça et là pour prendre quelques photos à la volée, dont celle de la grande mosquée que j'ai aperçue entre deux édifices à logements. Au loin, un homme assez corpulent m'avait vu faire et semblait mécontent. Il m'a suivi des yeux jusqu'à ce que j'arrive à sa hauteur.  J'ai traversé la rue pour passer près de lui, espérant donner une impression d'insouciance malgré mes nerfs inquiets. Il ne m'a rien dit.

J'ai tourné le prochain coin de rue pour éclipser son regard et me suis retrouvée sans m'en rendre compte pas loin de la maison.  J'ai sonné pour que Yasser m'ouvre la porte d'entrée. Je l'ai vu pointer le nez en bas pour voir qui s'amenait.

Le cou cassé vers le quatrième étage, je lui ai crié:

- J'ai besoin de mes souliers rouges... Tu peux me les faire descendre?

Il est disparu le temps de revenir avec mes chaussures qu'il a fait dévaler dans la cage d'escaliers grâce au panier à la longue corde qui d'habitude servait à hisser les livraisons.

J'avais remarqué qu'un cordonnier avait pignon sur rue pas très loin de chez nous. C'est là que je me rendais. Il devait y avoir quatre ou cinq hommes qui attendaient. Je suis allée au fond du minuscule atelier et me suis adressée à celui qui tenait des bottes et une brosse:

- Salem malekoum. Inglesi?

Il m'a fait signe que non. Je lui ai montré mes deux semelles qui devaient être recollées.

- Bokra?

Il ne voulait pas me les faire pour demain pour une raison que je n'ai pas compris.

- Delwati? 

Il a hoché de la tête de haut en bas. 

- Ok. How much money? Fluss? 

Un de ceux assis derrière moi m'a lancé:

- One pound and a half.

Incrédule, j'ai répété pour être certaine d'avoir bien compris. J'ai tendu mes chaussures au cordonnier et me suis assise près du trottoir pour attendre qu'il me les répare. Il me les a rendues une dizaine de minutes plus tard. Je lui ai donné deux livres et j'ai pris la monnaie.

 Je suis rentrée tout de suite après, fière de m'être débrouillée toute seule. J'ai monté les 72 marches menant à l'appartement d'un pied léger, mes beaux souliers rouges dans les mains.