27 septembre 2012

Om Yasser, ou la mère de Yasser


Sa destinée semblait fabuleuse. Elle devait avoir 12 ans au moment de la révolution de 1952, une époque qui apportait un air d'espoir, un renouveau sans pouvoir monarchique ni dépendance coloniale.

Et puis elle venait d'une famille aisée, a grandi près d'une belle avenue longeant le Nil, au Caire.  J'ai vu son ancien quartier. C'était joli, aéré, joyeux. Avec un peu d'imagination, dans la pénombre du soir tombé, on aurait pu se croire quelque part en Europe.

Même si elle n'avait qu'une quatrième année, elle était jolie et à cette époque cela suffisait. Sauf que son père avait plusieurs filles à marier. Quand est venu son tour, on lui a trouvé un mari aux moyens modestes, un paysan originaire du village où elle et sa famille passaient leurs étés. 

Elle s'est s'établie à Fayoum, une ville moins qu'ordinaire, car son mari venait du coin et y travaillait.  À l'époque, l'appartement qu'ils ont toujours devait impressionner. Cinq grandes pièces occupaient tout le palier, le long et large balcon offrait une vue dégagée sur le quartier.

Jusqu'à la fin des années 70, elle ne portait pas le voile. Puis les mœurs ont changé. Si la révolution avait apporté avec elle la fin de la période coloniale, elle avait aussi laissé la dictature s'immiscer. À une liberté d'expression limitée et des conditions socio-économiques difficiles s'est juxtaposé, comme seule arme défensive, un repli sur la religion, qui se disait être la panacée. 

Elle a eu deux garçons et deux filles, qu'elle a élevés dans les valeurs de l'Islam. Elle a appris à ses filles qu'il fallait se couvrir, parce que c'est ce que faisait une âme pieuse pour qui la religion et les conventions sociales n'étaient pas ouvertes à discussion. Ses petites-filles, bientôt adolescentes, passeront dans le même moule. 

Son mari n'a jamais été une figure dominante au sein du cocon familial. Sa personnalité effacée laisse perplexe, son avarice aussi. Il s'est peu investi dans le bien-être de sa famille... Sa femme le tolère faute d'alternative et il entretient avec ses enfants des relations superficielles, voire tendues. Des deux mois que nous avons passés là-bas,  je ne crois pas que lui et son fils n'aient échangé plus d'une dizaine de mots par jour. Sauf la fois où Yasser l'a engueulé parce qu'il lésinait à faire rénover la salle de bain qui était dans un état pitoyable à cause de son laisser-aller.  Après s'être fait tordre le bras, le vieil homme a accepté de payer 20% des coûts, la balance provenant des poches de son fils. Il a promis qu'il passerait à la banque dès le lendemain, puis ayant eu un empêchement, a assuré qu'il irait le surlendemain.  On a vite compris que les rénos n'auraient jamais lieu.


Grâce à son héritage et à son bon sens, elle a pu envoyer ses enfants dans les meilleures écoles, même si elles étaient de tradition chrétienne, et ainsi leur assurer un bel avenir. Tous les quatre sont allés à l'université. Ils sont devenus ingénieur, enseignante d'anglais, avocat et physicienne. Leur éducation leur a donné pleins de possibilités, un vrai passeport vers la liberté. Son aîné et sa cadette ont d'ailleurs pris la poudre d'escampette en Occident, lui parce qu'il n'en pouvait plus de ne pas trouver sa place dans son pays natal, elle pour suivre son mari qui poursuivait des études de troisième cycle en Allemagne. Au désarroi de leur mère, qui ironiquement leur a permis cette échappée, les deux ont fait voeux de ne pas retourner en Égypte. Pour Yasser, qui s'était affranchi de l'Islam depuis un bon moment, la proposition était complètement libératrice. Pour Marwa, son choix était plus conflictuel, car elle vacillait entre son envie de rester en Europe et le besoin de se sentir comme les autres.

Aujourd'hui, Om Yasser a 72 ans, en fait au moins 80. Elle vient d'une autre époque et y est restée coincée. Si on ne s'en tenait qu'à elle, on croirait que l'Égypte est toujours à l'ère pré-industrielle.  Elle pasteurise elle-même son lait et son beurre qu'elle achète du même fermier qu'il y a cinquante ans (ou peut-être de son fils). Avec le boeuf qu'elle reçoit en gros, elle en coupe des cubes ou le passe dans un broyeur manuel pour en faire de la viande hachée. Elle fait aussi sa propre sauce tomate. Il faut d'abord qu'elle enlève la peau, qu'elle les épépine, puis qu'elle les réduise en purée avant de congeler le tout.  

Pourtant, le lait pasteurisé se trouve dans tous les petits dépanneurs. Le bœuf et le poulet s'achètent dépecés et désossés. La sauce tomate est disponible presque partout et goûte très bon. Elle dit que c'est parce que les produits qu'elle achète sont meilleurs. C'est fort possible. Mais je soupçonne qu'elle s'accroche ainsi au petit peu, très petit peu,  qu'elle contrôle de sa vie.


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