28 juillet 2012

Mon yoga à moi

Nous avons quitté Fayoum pour l'aéroport à onze heures et quart. Deux heures de voiture au moment le plus chaud de la journée. Faire la route jusqu'au Caire en plein jour était une folie... Yasser m'avait pourtant prévenue. Mais moi, je voulais arriver plus tôt que tard à Sharm El Sheikh. Et puis de toute façon on a l'air climatisé dans le taxi.

Bien que la dense végétation danse dans les champs tout autour, c'est grâce à un système d'irrigation prenant sa source dans le Nil. Dès que l'on s'éloigne de Fayoum, les terres agricoles tout autour disparaissent  comme un mirage, vite remplacées par l'aride réalité du désert.  La route trace un long sillon en son milieu. On ne voit rien d'autre que du sable à perte de vue, un peu comme la neige en hiver dans les Prairies canadiennes. Notre ration d'eau diminue rapidement, car malgré la clim qui marche à plein régime, il fait chaud dans l'auto. 

Le chauffeur ralentit et s'arrête à côté d'une guérite au milieu de nulle part et donne quelques sous à un commis ... Tiens donc, nous sommes sur une autoroute à péage.  Pour lui et ses collègues de travail, un lieu de prière a été aménagé sur le bord de l'autoroute.  Un peu plus loin quelques employés du Ministère des transport refont l'asphalte... Il doit y faire une chaleur monstrueuse. Encore un peu plus loin, une voiture accidentée,  abandonnée là depuis longtemps, rappelle aux voyageurs les dangers de la route. Nous doublons deux gros camions dont l'un a accroché l'autre. Les cinq passagers attendent du renfort assis devant les mastodontes, le seul endroit offrant un mètre carré d'ombre aussi loin que l'on puisse voir. Même si je sais que la traversée du désert jusqu'à la capitale ne prend en réalité qu'une heure, elle me semble toujours interminable. Une boule anxieuse roule au fond de mon estomac... Et si on s'y perdait, sans rien autour pour se ravitailler en eau et en essence?

Mais non. Les bâtiments apparaissent un à un, la circulation augmente sensiblement... nous sommes déjà à Giza.  Je soupire de soulagement. Les pyramides devant les yeux, chacun fait sa journée sans broncher, comme si dans l'atmosphère poussiéreuse on ne les voyait même pas. Elles s'effacent telles un songe... n'étaient-elles qu'un rêve? 

Nous empruntons l'un des ponts traversant le Nil pour retrouver Le Caire qui fourmille d'activités. Dans la densité urbaine, dans la pauvreté évidente, dans la chaleur et le bruit des moteurs, je me demande quelle vie peut bien offrir les appartements qui ceinturent l'autoroute. Sur son bord, quelqu'un fait brûler les déchets qui s'y accumulent. 

On arrive enfin. Dans la spacieuse fraîcheur de l'aéroport, un frappuchino à la main, on se sent déjà ailleurs. Ailleurs. Je répète ce mot dans ma tête... Il m'apaise plus encore que la posture de l'enfant. On s'en va en vacances... namasté!

(Écrit le 24 juillet... publié aujourd'hui, vacances obligent! :)

23 juillet 2012

La beauté est dans les yeux de celui qui regarde... Celle qui regarde, elle trouve ça laitte en ostie

Une autre nuit ponctuée par le martèlement des ouvriers qui travaillent le soir venu depuis le début du Ramadan. Yasser ronfle déjà. Moi, je n'arrive pas à dormir et j'en ai plein mon casque. Je soupire, soupire encore. C'est moi qui suis au fond du lit... je me dandine les fesses sur le matelas pour en sortir.

- Tu vas où? 

En guise de réponse, j'explose:

- Explique-moi un truc. Comment ça s'fait qu'en toute autre circonstance, ta tolérance pour le bruit est à zéro, mais que tu t'endors dare-dare dans tout ce chahut?

- Qu'est-ce que tu veux qu'j'y fasse?

Yasser remet la tête sur son oreiller et ferme les yeux.

- J'arrive pas à dormir. J'vais aller écrire.

Je ne sais pas pourquoi, mais le contraste entre son irritabilité devant toutes les situations agaçantes qu'il rencontre quand nous sommes chez nous, aussi inconséquentes peuvent-elles être, et sa capacité à endurer bien pire en Égypte me rend plus folle encore que les contrariétés qui ponctuent mes journées. Comme si, dans ce capharnaüm perpétuel, ses yeux se noyaient dans ce qu'il voulait bien voir. Comme si, dans cette sombre réalité, il avait romantisé le quotidien pour le rendre tolérable.

***

La journée s'annonce chargée... Lavage et valises pour nos dix jours d'escapade à la Mer rouge. Yasser propose de nous faire des fallafels pour déjeuner, raison de plus pour être de bonne humeur. J'adore ça. 

Au retour de la douche, je vois que mon chum a démantelé le lit, qui branlotait depuis quelques jours.

- J'en ai assez! Je vais en installer un autre. Peux-tu t'occuper du déjeuner?

- Ok, mais je vais faire une omelette.

(Vous voyez, je déteste faire frire la nourriture dans un poêlon rempli d'huile. Tant pis pour les fallalels.)

En servant le déjeuner sur la table de la salle à diner, j'aperçois dans la salle de réception une grande quantité de couvertures que je n'avais jamais vues avant.

- D'où ça sort tout ce bazaar?

- C'était sous le lit dans la salle de réception.

(Vous voyez, rares sont les pièces qui n'ont qu'une seule fonction. La salle de réception est aussi une chambre à coucher, selon les besoins. Les deux frigos de la demeure traînent dans le salon. Chez Mona, la chambre de son fils Eslam est aussi la salle télé. Si on veut regarder la télévision quand il dort, pas de souci. Il y a un sofa à côté de son lit.)

- Aaaah! Tu vas installer ce vieux lit-là dans notre chambre?

- Ben oui.

- Dans ma compréhension simpliste de la vie, je pensais que t'avais voulu dire que tu irais acheter un lit neuf! Mais bon ça fait pareil.

Et Yasser de me répondre fièrement, dans son anglais imparfait:

- Yes, this will do. This bed is the most sturdiest in the entire house. 

(Vous voyez, la traduction n'aurait pas rendu l'essence de son sentiment... le double superlatif, bien qu'incorrect en anglais standard, traduit tout son enthousiasme).

***

Je me repose dans notre chambre, sur notre nouveau lit pas neuf. Yasser entre et, pointant vers l'unité d'air climatisé, me demande:

- As-tu remarqué qu'il est plus silencieux?

- Non, pas vraiment. 

- J'ai mis un morceau de tissu entre le mur et l'appareil, ça fait qu'il vibre moins qu'avant.

- Tant mieux, que je lui réponds, l'air pas trop convaincu.

- En tout cas du balcon la différence est évidente. 

- Je suis sûre que les ouvriers d'en face t'en seront reconnaissants!

*** 

Nous sommes dans le salon. Yasser et Mama Loza discutent tandis que je m'amuse sur mon iPad. L'un des deux néons éclairant la pièce se met à clignoter. Mon chum ne bronche pas. Une minute passe. Je comprends que sa mère, qui voit très mal, n'ait pas remarqué, mais que Yasser soit toujours impassible me dépasse. Il regarde enfin vers le luminaire, se lève, l'éteint. Il ferme l'air climatisé, puis rallume le néon qui continue à cligner. Il le referme et rallume la clim.

- Pourquoi tu fais ça ?

- J'ai baissé la consommation d'énergie le temps de voir si ça permettrait au néon de se rallumer.

- Faut juste changer le néon.

- Non, le néon marche comme il faut.

- Ben oui, c'est ça.

***

La salle de bain est dans un état pitoyable qui défie toute tentative de description.

(Vous voyez, je suis trop fatiguée pour essayer.)

La solution de mon chum pour en améliorer l'état? Acheter une bouteille de Glade... Vraiment?

***

Et d'autres fois il me surprend pas sa candeur.

- Qu'est-ce que tu fais?

- J'écris mon dernier billet avant notre départ à la Mer rouge. Je pense pas que je vais écrire pendant nos vacances.

- Tu t'attends à arriver dans un monde normal?  

22 juillet 2012

Radin, radine

Je vis dans un pays où je ne parle pas la langue. Je ne m'y retrouve pas dans les ruelles transversales à la grand route, celles où les commerces pullulent.  Je ne sors jamais avant le coucher du soleil à cause de la chaleur infernale. Ainsi, ça ne surprendra personne, je ne m'aventure jamais loin toute seule. 

Pour planifier l'anniversaire de mon chum, je n'ai eu d'autre choix que de le mettre au courant de tout. À commencer par les cupcakes à la pâte de Boreo (le contrefait de l'Oreo) pour lesquels il est allé m'acheter tous les ingrédients, dont évidemment les pas si fameux Boreos. Nous sommes sortis aujourd'hui pour remplacer son bracelet de montre, ce que je comptais lui offrir pour sa fête, le sien ayant vu de meilleures années. Parce que c'est le mois du Ramadan, impossible de trouver un commerce ouvert à la brunante, chacun attendant très impatiemment la fin du jour pour le repas d'iftar à sept heures. Nous nous sommes vus dans l'obligation de sortir en plein après-midi puisque nous ne voulions pas attendre jusqu'à tard le soir pour faire notre magasinage.

Voir la vie en couleurs apporte son lot de nouveautés. Nous sommes sortis du taxi et avons marché une centaine de pas. Au coin se trouvait le local d'un barbier délaissé par ses clients. Il faisait la sieste couché par terre entre ses deux chaises de coiffure. Un jeune enfant portant des babouches trop grandes pour lui est venu acheter une demi-douzaine de pitas dans le commerce d'en face. J'ai vu le boulanger les sortir du four, soufflés comme des petits ballons, et les écraser les uns sur les autres avant de les tendre au gamin. J'ai noté la présence d'un vieillard assis les jambes croisés sur le trottoir derrière un panier contenant quelques mangues. Il y avait près de lui une Lada couleur de poussière sans pare-brise ni portière abandonnée depuis toujours. Un âne remorquant des petits riens nous a doublés, suivi par une mobylette ayant à son bord le chauffeur, un enfant sur ses genoux et deux dans son dos.

L'horloger se trouvait entre le marchand de télécommandes universelles et celui qui vend des étuis en plastique pour téléphone cellulaire.

- Avez-vous des bracelets de cuir pour remplacer celui-ci, demande Yasser?

On lui en montre quelques-uns. 

- Combien, je demande?

- 25£, tu imagines? Je pense pas que ça vaille ça. 10£ gros max.

- Peut-être avant que tu quittes l'Égypte. Tu vis dans le passé!

Je ne sais pas qui de nous deux a été le plus pingre sur ce coup-là. Moi pour lui avoir offert un présent si peu dispendieux, ou lui, qui pendant qu'on lui arrangeait son nouveau bracelet, a renégocié le prix de son cadeau. On l'a eu pour 20£... trois gros dollars.

21 juillet 2012

Chroniques d'une vie exotique ordinaire (et ce n'est pas un oxymore)

Il y a des avantages au Ramada... Il est 9h15 et on entendrait une mouche voler. 

Trois heures plus tôt, la sérénité matinale qui s'annonçait a tourné au vinaigre. Car si d'habitude Karim se réveille après 7h30 et que c'est Yasser qui se lève pour s'en occuper, aujourd'hui, évidemment, rien de tel.

Yasser, les traits reposés, se lave les dents tranquillement et m'aperçoit.

- Bonjour Maman!

- T'sais, c'est l'premier matin depuis qu'on est arrivé qu'personne travaille en face, mais Karim m'tient réveillée depuis 6h30 à matin. 

Yasser pause, surpris par ma salutation massacrante.

-  J'lui ai donné l'biberon à 3h30. 

- Fais pas comme si tu m'avais rendu un grand service.

- Bon, qu'est-ce que tu voulais que j'fasse? Que j'reste réveillé pendant qu'tu l'nourrissais?

- Non, mais j'm'attendais pas à ce que tu disparaisses dans l'autre chambre jusqu'à 9 heures et quart.

- Toi t'as choisi de lui donner l'boire de minuit. C'est l'plus facile. 

- Le plus facile? 

- En tout cas, c'était à ton tour. Voulais-tu que j'me lève deux fois d'suite?

- Pourquoi pas? C'est tout l'temps mon tour à moins que j'te le demande. 

On en est resté là, mais mon chum a filé doux le reste de la matinée. Il nous a préparé une omelette qu'il nous a servie dans deux assiettes avec les gourganes préparées par sa mère. 

- Tes parents mangent pas?

- Ma mère a déjà mangé pis mon père fait semblant d'observer l'Ramadan.

- Il va manger en cachette ou quoi?

- Non, dans quelques heures il va s'plaindre qu'il se sent faible. Ma mère va lui donner à manger et ça sera la fin d'son cirque.

Après déjeuner, je donne le sein à Karim puis Yasser le couche pour sa sieste. 

- Tiens, j'vais en profiter pour faire pareil.

Et qu'est-ce que j'entends dehors... ?

- Alllllaaaaaa... &@$%+#<~~ fi Fayoummm. Aaaalllllaaaaa...

***

Pour le repas d'iftar, qui rompt le jeûne au coucher du soleil, Mama Loza et  Geddo mangent du bœuf aux tomates et de l'okra, que je déteste. Yasser et moi optons plutôt pour le spaghetti rehaussé de la sauce bolonaise que j'avais préparé la veille. Le kounafa de Mama Loza, fait de fines feuilles de blé filées comme du vermicelle, de miel et de beurre, se fait désirer sur la table. Karim y va de son repas habituel. 

À huit heures tapant, j'annonce que je vais me coucher.

- Déjà, demande Yasser?

- J'suis crevée. Tu donneras l'biberon d'minuit?

- Je peux m'lever pour celui de 3 heures si tu préfères.

- Non, comme ça j'aurai sept heures de sommeil d'affilé.

- Ok. Bonne nuit.

- Tasbahalhir.

***

- Geneviève, Karim a faim.

- Il est quelle heure?

- Huit heures moins quart. On est debout depuis sept heures. Il va s'impatienter bientôt.

Je me lève le corps lent, l'esprit confus.  Je m'éveille un peu plus à chaque tétée. Une fois son déjeuner terminé, Karim me regarde l'air coquin. Je l'amène sur le balcon pour notre visite matinale. Dehors, c'est le calme plat. Aucun ouvrier pour s'affairer à me regarder. Yasser nous rejoint.

- As-tu remarqué comme c'est paisible c'matin?

Yasser me sourit. Et puis, réfléchissant tout haut, je lui dis:

- T'sais, maintenant qu'j'y pense, les bruits de la construction qu'on endure depuis un mois étaient là pour une raison.

- Tu m'niaises?

- Non, non... Quand on est arrivés, j'étais tellement sous l'choc que même sans la construction j'aurais haï ça pareil. Depuis qu'le vacarme est parti j'ai l'impression d'être au paradis. La vie m'apprend une bonne leçon.

- Laquelle , madame la philosophe? Explique-moi parce que j'la vois pas.

- Donne-moi une seconde... J'suis pas sûre d'la comprendre non plus!

Yasser éclate de rire.

- C'est d'apprécier ce qu'on a... Sauf que dans c'cas-ci, c'est d'apprécier c'qu'on a pas!

***

Yasser me trouve dans la cuisine en train de finir une recette de cupcakes et de commencer une batch de crêpes.

- T'es en nerf à matin!

- Je suis en feu! Tu vois tout l'bien qu'une bonne nuit d'sommeil me fait?

  Seule à popotter dans la cuisine, pas besoin de me faufiler de côté, de frôler les fesses de mes acolytes culinaires pour aller du four à l'évier. Pas besoin de rallumer la pompe à eau que quelqu'un a éteinte dans mon dos. Madehah, qu'on n'a pas vue depuis une semaine, n'est pas venue ce matin non plus. Mama Loza, qui est levée depuis la première prière, fait la sieste. Geddo, qui a mis fin au jeûne plus tard que prévu, ne se pointe de toute façon jamais dans la cuisine, même pas pour y déposer sa vaisselle sale. Yasser s'occupe à réparer le ventilateur plafonnier qui crie comme une souris depuis hier.

Je fredonne un air d'Angèle Arsenault: "Y en a qui reste coucher, moi j'mange!... Quand j'sus tannée, moi j'mange!... Y en a qui rêve aux pays chauds, moi j'mange!" Miracle, je me sens à mon aise dans la cuisine lilliputienne de Mama Loza. Presque plus rien n'a de secret pour moi. Pendant les douze secondes nécessaires pour que l'eau arrive dans la champelure, je me retourne pour ramasser la cuillère de bois dans le fond du tiroir, celle qui n'a pas encore été complètement rongée par l'eau. Je sais à quelle distance me tenir de l'évier pour éviter d'être éclaboussée en rinçant un plat. Je peux allumer le four sans que la combustion soudaine du gas au contact de l'allumette enflammée ne me fasse sursauter. Je sais souffler sur le rond juste assez pour encourager la flamme sans étouffer le feu.

Tout d'un coup, j'entends un son martelant venant du salon. Je sors le nez de la cuisine et vois Yasser monté sur une échelle, cognant à grands coups sur le ventilateur.

- J'savais que tu t'ennuyais des coups de marteaux plus que moi!

***

La visite tardive partie, on se prépare à aller se coucher.

- Tu lui donnes le premier ou le deuxième boire?

Je compte rapidement les heures dans ma tête.

- Le deuxième.

- Ok. Tasse-toi dans l'fond du lit.

- Non, c'est moi qui couche su'l bord.

- Arrête de niaiser.

- J'niaise pas. C'est moi qui m'lève en premier, j'couche su'l bord.

- Pis moi j'vais être dans l'fond quand ça va être à mon tour. Ton argument tient pas la route.

- Je m'en fous, c'est moi qui couche su'l bord.

***

- Geneviève, Karim gigote. C'est l'heure de son premier boire.

Je regarde l'heure... 1:07. Je me lève et vais aux toilettes. Je me recouche en revenant.

- Tu l'nourris pas?

- Il s'est rendormi.

- Nourris-le tout d'suite. Il va commencer à pleurer dans dix minutes.

- Ça joue à ton avantage... Il aura pas besoin de son deuxième boire.

- Nourris-le maintenant ou c'est moi. Mais c'est toi qui s'lèves pour son deuxième boire.

Je me lève et j'attrape Karim. Alors que Yasser roule sur le bord du lit, j'entends des hommes crier pour enterrer le bruit d'une machine. Je lui souffle, exaspérée:

- J'pensais qu'tu déconnais quand t'as dit que les ouvriers commenceraient à travailler la nuit!

20 juillet 2012

Je pense donc je suis

Yasser et moi sommes sur le balcon pour profiter de la belle brise. En dedans il fait trop chaud à cause d'une autre panne d'électricité. Ça fait plus d'une heure que la voix du imam retentit dans son haut-parleur.

- Ça m'aurait pas dérangée que la panne d'électricité nous fasse manquer l'appel des fidèles ce soir... Mais non, la mosquée y a échappé!

- Ça doit être l'intervention divine.

- Son sermon est long, non?

- C'est à cause du Ramadan qui commence demain.

- Maudit que je suis naïve! J'avais pas pensé qu'on aurait droit à des sermons rallongés pendant le mois de Ramadan. Ça s'annonce le fun...

- En tout cas, ça t'aide à mieux comprendre l'emprise de la religion dans le Moyen-Orient.

- Comment ça?

- Ben, l'Islam est partout, tout le temps. C'est impossible d'y échapper.

- Justement... Je me demande comment on fait pour s'en affranchir.

- On s'en affranchit pas.

- Ben toi, t'as fait comment?

- À l'école, on nous apprenait à rien questionner. Mais j'allais à la bibliothèque du quartier et je suis tombé sur Socrates, qui posait toujours la même question à ses élèves... pourquoi? Après j'ai lu Descartes.  C'est comme ça que ça a commencé.

Je me suis souvenue de la fameuse citation de Descartes, 'je pense donc je suis'... Ce n'est que suite à cette conversation qu'elle a acquis un sens profond pour moi.

19 juillet 2012

Des tampons et des hommes

Mona et son mari sont propriétaires d'une minuscule épicerie qui ressemble à des dizaines d'autres en ville. On y trouve toutes les denrées essentielles: du lait, des œufs, des pitas, de la sauce tomate, de l'huile, de la farine, mais aussi des croustilles, du Pepsi, des bonbons et de la crème glacée. Plusieurs produits en vrac sont entreposés dans de grands barils: pâtes, abricots, dattes, ibiscus et autres thés. Si le client en demande, ma belle-sœur plonge la main dans le tonneau, dépose quelques poignées dans un sac et pèse son contenu à l'aide d'une vieille balance à deux plateaux. Tous ces trucs et pleins d'autres choses sont empilés jusqu'au plafond. Le magasin est muni d'une échelle permettant au commis d'atteindre les denrées moins populaires.  Les clients lui dictent ce dont ils ont besoin car le lieu est trop exigu pour le libre service. Les consommateurs doivent s'armer de patience puisqu'ils sont servis un à un. Chacun de leurs items est placé dans un sac de plastique gros comme rien.

Depuis notre dernière visite, le supermarché Arafah a ouvert ses portes à Fayoum. On peut y acheter tout ce qu'on ne trouve pas chez Mona: viande, yogourt, fromage, Nutella, céréales... même du pain tranché à grain entier. C'est devenu notre commerce préféré, sauf qu'à part la variété des produits il a peu pour se faire aimer. Les rangées sont si étroites qu'on ne peut passer plus d'une largeur d'épaules à la fois. Les clients s'agglomèrent autour des frigos et des comptoirs et s'écrasent sur les vitrines pour laisser passer celle qui a trouvé tout ce qu'il lui fallait. Les paniers sur roues disponibles à l'entrée sont comme des autos tamponneuses dans un carré de sable. Même si celui qui manipule l'engin avec peine réussit à négocier un passage serré, ce sont les roues qui bloquent ou un client qui lui fonce dessus. 

Jusqu'à tout récemment, ce magasinage à la Wal-Mart n'existait pas. Il fallait plutôt faire mille et uns petits magasins pour acheter tous ce dont nous avions besoin et beaucoup d'Egyptiens préfèrent toujours faire comme ça. Chaque commerçant se spécialise dans un type de produits. J'en ai vu un l'autre soir qui vend des éponges, toutes pareilles, au coin de la rue. Les plus petits marchands de fruits ont une seule variété dans leur kiosque: melon d'eau, mangues, abricots ou raisins. Les plus gros ont tout ce qu'il faut mais n'offrent pas de légumes. Le boucher, qui ne vend sa viande que fraîchement saignée, ouvre son commerce deux fois la semaine seulement.  Le lait pour nourrisson, et les tampons, se trouvent uniquement chez le pharmacien. Enfin, c'est ce qu'on croyait. J'ai envoyé Yasser acheter des Tampax. Il a fait trois pharmacies, dont la plus grande en ville, se devant à chaque fois d'expliquer la nature du produit qu'il cherchait. 

- Vous savez, c'est des bouts de coton gros comme un doigt que la femme insère dans, euh, vous savez, euh, ça absorbe le sang... ?

Il est revenu avec des serviettes sanitaires.

18 juillet 2012

Le Ramadan sans Ramadan

Si la plupart des Égyptiens ne possède pas de voiture faute d'en avoir les moyens, les modes de transport sont nombreux et abordables. Le tuk-tuk et mini-bus sont les moins dispendieux, mais ils ne s'avèrent ni confortables ni rapides. Le taxi est le choix par excellence. Il suffit d'attendre quelques minutes sur le bord de la route pour qu'il en passe un. 

Tous les taxis contiennent dans leur coffre une bonbonne de gaz naturel qui sert à propulser l'engin une fois le moteur mis en marche grâce à un fond d'essence dans le réservoir. S'ils ont en commun la méthode de combustion, ce sont autrement de vrais boîtes à surprise. Tous sont cabossés, mais à des endroits différents. Leur habitacle est souvent poussiéreux, d'autres ont les sièges crevés et perdu la couverture intérieure des portes. La suspension est toujours optionnelle et les ceintures rarement opérationnelles. Certains chauffeurs fument à fond, plusieurs écoutent de la musique à fond les ballons tandis que d'autres conduisent à fond de train. 

Ce n'est qu'après avoir monté dans trois ou quatre véhicules différents que j'ai apprécié à sa juste valeur notre chauffeur Ramadan. Moyennant un petit supplément, il vient nous chercher à la porte, attend tranquillement que nous fassions nos courses puis nous ramène à notre point de départ. Il conduit avec douceur, ce qui est assez rare, et fait marcher l'air climatisé, ce qui l'est encore plus. Sa voiture possède non seulement des ceintures de sécurité mais aussi leur boucle, détail sur lequel j'insiste pour qu'on y attache le siège d'auto du bébé. Il vaut mieux être paré aux pires éventualités: le code de la route n'a qu'une seule règle, celle de céder le passage à plus gros et à plus rapide que soi, et l'angle mort est un concept inutile (on conduit plutôt la main constamment sur le klaxon). 

Jusqu'à la semaine passée, Ramadan était fiable. Mais mardi dernier, il s'est présenté chez nous avec une autre voiture  - pas de clim ni de boucle pour la ceinture - après s'être engueulé avec son patron qui l'a foutu à la portière. Il nous a promis de faire réparer l'air climatisé de la nouvelle voiture qu'il conduisait et de tirer les boucles de sous le siège arrière. Nous avons pris rendez-vous avec lui deux soirs plus tard. Il n'est jamais venu et ne répond plus que sporadiquement à nos appels, pour nous dire qu'il aura très bientôt, demain peut-être, une voiture convenable. 

Depuis, on cherche un autre chauffeur. On a d'abord téléphoné à son collègue pour lui demander qui l'avait remplacé. C'est Mohammed qui est venu, la cigarette au bec, la tête dure (il a refusé d'allumer la clim). Un soir qu'il allait chez le barbier, Yasser est revenu avec un chauffeur recommandé par son coiffeur. Voiture toute neuve, ceintures en place. Heureux d'avoir trouvé un véhicule climatisé pour le voyage au Caire que lui et sa mère avaient prévu pour le surlendemain, Yasser a demandé au chauffeur de les prendre à 9 heures. L'homme s'est présenté à 10 h 15 sans même s'excuser. Au retour, ils ont eu une prise de becs.  Mon chum ayant voulu déduire 50£ de son paiement, le chauffeur est allé se plaindre chez le barbier. Tout ça s'est finalement réglé chez le coiffeur le lendemain soir. Le chauffeur a reçu la somme promise, et sa leçon.  Et moi de la faire à Yasser:

- T'aurais pas pu lui donner son argent hier et en finir là ?

- Ben quoi, y'a fallu que je donne 50£ au deuxième chauffeur que j'ai réveillé et qui s'est déplacé pour rien.

- Pis ? On en est pas à 10 piasses près ! Me semble qu'avec tout ce qui nous arrive, t'avais pas besoin d'en remettre.

- Bah, je passais par là de toute facon.

- En tout cas... Rappelle donc Ramadan pour voir s'il s'est organisé.

Ramadan ne répond toujours pas. Yasser a perdu patience et effacé son numéro de son cellulaire. À deux jours du Ramadan, je me rends à l'évidence. Il nous reste un mois et des poussières à vivre ici. Et nous le vivrons sans Ramadan (au sens propre comme au figuré).

17 juillet 2012

Flousi, flousak (mon argent, ton argent)

Une livre égyptienne (£) vaut environ 20 cents en argent canadien. Et avec ça, on va loin. Un fallafel coûte 1£, faire presser une chemise se paye 1£ et demie tandis qu'une course en taxi, peu importe où en ville, vaut 3 £. Il en coûte 15£ chez le barbier et 35£ chez la coiffeuse. Le réparateur de lave-vaisselle nous a facturé 25£ pour sa visite et Madehah, la bonne, demande 60£ pour une journée complète de travail. 

Le loyer de Geddo et Mama Loza a été fixé, il y a 50 ans, à 5£ par mois. En comparaison, l'appartement que Yasser avait au Caire lui coûtait une fortune, soit 150£. Une loi absurde sur le contrôle du prix des loyers empêche le propriétaire d'augmenter le loyer tant et aussi longtemps que le même locataire occupe l'endroit. Résultat: le proprio abandonne les lieux et laisse décrépir son investissement faute d'argent. La responsabilité de l'entretien d'un immeuble comme celui de Mama Loza, habité par les mêmes familles depuis belle lurette, revient donc aux résidents, qui hésitent à rénover même quand c'est nécessaire parce que l'appartement ne leur appartient pas. Ce serait de l'argent gaspillé s'ils le quittaient... c'est vrai, sauf qu'ils ne partent jamais. Enfin, rarement. Récemment Yasser a laissé l'appartement qu'il a eu pendant 20 ans. Vacant depuis une bonne douzaine d'années, il le gardait pour les visites occasionnelles et parce qu'il ne lui coûtait presque rien, du moins relativement au coût de la vie au Canada. Retrouver un tel appartement (aussi miteux qu'il ait été), s'il en avait eu besoin, aurait été une mission périlleuse, et coûteuse, étant donné la pénurie du logement. Mettre fin à son bail lui a valu une énorme compensation (30 000£, rien de moins), offerte par le propriétaire. C'est dire à quel point l'investisseur a intérêt à faire déguerpir son locataire de longue date. Il faut dire aussi que la crise du logement amène le nouvel intéressé à payer une large somme, au moins égale à ce que Yasser a reçue, pour élire domicile. 

Le plus surprenant dans cette transaction est le mode de paiement. Le proprio, impatient de retrouver les droits sur son logement, a fait les 120 km jusqu'à nous avec les 30 000£ en argent comptant dans ses poches. Ici, tout se paie cash... autant l'épicerie que les ordinateurs portables.  Cela s'explique par un système bancaire rudimentaire, mais aussi et surtout par les séquelles laissées par des décennies de dictature: les Égyptiens se méfient de leur ombre. Ainsi, ils ne font confiance qu'aux billets de banque. 

Même une visite chez le médecin se paye comptant et à l'avance. Que son bureau soit à plus de 100 km de son patient, que ce dernier ne puisse ni envoyer un chèque (qu'il n'a pas et qui ne serait de toute façon pas accepté) ni s'y rende facilement pour les mêmes raisons de santé que celles expliquant la visite... tout ça n'importe pas. Le patient devra trouver le moyen de payer les 500£ exigées à l'avance. Mama Loza, qui visite son spécialiste près de Tahrir Square aux six mois, demande à une voisine qui va au Caire de temps en temps ou à sa nièce qui y habite d'aller acquitter la somme pour elle. Le jour même, il en coûte encore 100£ filés en douce à la réceptionniste si on ne veut pas attendre toute la journée. Quant à Madehah, dont la fille doit être opérée à l'oeil, je ne sais pas comment elle se débrouillera pour trouver l'argent nécessaire. J'imagine que pour elle, payer à l'avance est le moindre de ses soucis.

16 juillet 2012

Comme quoi tout est relatif

Il est 3:36 du matin. Nous sommes réveillés par les imams appelant leurs fidèles. Il fait particulièrement chaud ; je tends le bras pour attraper la télé-commande réglant l'air climatisé.  L'appareil ne répond pas... nous avons perdu l'électricité.  J'ouvre la porte et ses volets pour laisser souffler la brise dans la chambre. 

- Ferme les volets. Il fera jour dans une demi-heure, me dit Yasser. 

- Je préfère la lumière à la chaleur.

- Bon ben vas dans l'autre chambre.

- Non, c'est toi.

(Comme quoi les conditions de vie de merde ne facilitent pas les relations de couple)

Yasser se lève et quitte le lit conjugal. Je ferme les yeux et tente de m'endormir. Les imams radotent de plus bel et les coqs n'en finissent plus d'annoncer le jour.  

4:07. Karim se retourne dans son lit. Je l'entends qui se réveille doucement. Je lui donne son boire assise dans la chaise berçante. Après son rot, il s'endort.

4:35. Je remets le bébé dans sa couchette. Au même moment un chien jappe, un autre lui répond. Karim ouvre les yeux. Je le laisse gigoter un peu, espérant qu' il se rendorme. Pas de chance... Une moto part en trombe. On entend une porte claquer. Yasser ronfle deux pièces plus loin, un homme se parle tout seul dans la rue. Des klaxons se plaignent d'un long siffle sourd, comme des navires qui accostent... Pourtant, il n'y a pas de port de mer à proximité. Dans d'autres circonstances, le chant des oiseaux aurait été mélodieux, le miaulement des chats m'aurait rappelé avec mélancolie l'absence des miens ... mais là si je mettais la main sur une carabine à plombs, je serais meurtrière.

 "Arg! Ostie de place de cul!!" Ce cri étouffé m'est venu spontanément.

(Comme quoi malgré mon bon vouloir des fois trop c'est trop)

4:57. Chaque fois que Karim s'évade vers le sommeil, un autre bruit le dérange. Je le prends et le berce tranquillement.

- Fais des beaux dodos mon bébé.

Je le remets dans son lit et l'observe.  Il me regarde et sourit, se retourne sur lui-même et atterrit sur la bedaine. Je souris à mon tour, fière de son nouvel exploit qu'il réussit seulement depuis la veille. On entend une voiture klaxonner, l'eau du robinet qui coule... Mama Loza, toujours très matinale, a commencé sa journée. Il referme les yeux...

 5:17. Karim s'est enfin rendormi. 

(Comme quoi on finit par s'habituer à tout)

5:20. L'électricité est revenue. Je ferme les volets et la porte, mets l'air climatisé en marche et sombre dans le sommeil bercée par le vrombissement de la clim.

8:35. Réveil de Karim, début officiel de la journée.

11:15. Mona (la soeur de Yasser), qui habite à deux pas d'ici, vient nous dire bonjour. Elle nous dit avoir eu une panne d'électricité chez elle aussi. Elle me demande si Karim a bien dormi malgré tout.

- Non, il n'a pas dormi entre 4h et 5h20.

- Comment ça?

- Ben, j'ai ouvert les volets parce qu'il faisait chaud et le bruit l'a empêché de dormir.

- Quel bruit?

Je suis restée estomaquée par sa question.

(Comme quoi tout est relatif)

15 juillet 2012

Le monde selon Nada

Quand je suis venue en Égypte la première fois, Nada avait dix ans. Elle était une petite fille joviale et coquette. Elle aimait porter des robes courtes et sans manche avec une paire de sandales.  Elle jouait au ballon, prenait des cours de tennis et allait à la piscine. Deux ans plus tard, j'ai retrouvé la même enfant, à une différence près...  son corps s'est transformé en celui d'une jeune adolescente.  Si elle aime toujours les robes soleil, se peindre les orteils de vernis rose et se faire raidir les boucles chez le coiffeur, seuls ses proches en sont témoins. 

En public, elle porte des manches longues, des souliers fermés et un hijab. Parfois elle se vêtit d'une longue tunique sombre sous laquelle on découvre une robe fuchsia et blanche. Souvent elle choisit plutôt des vêtements à la mode auxquels elle ajoute un hijab fait de plusieurs tissus qu'elle agence avec goût. Elle pratique toujours le sport, mais sur le court de tennis elle porte un long habit jaune et blanc ainsi qu'un foulard assorti, elle plonge dans la piscine accoutrée d'un legging, d'un t-shirt à manches longues et d'une robe sans manche par-dessus tout ça.  Elle se munie d'un casque de bain, plus pratique et confortable que le hijab porté par certaines.

Nada et moi sommes bonnes amies. Elle m'apprend quelques mots d'arabe et je lui enseigne les rudiments du français. Ces leçons servent de prétexte pour passer du temps ensemble, écouter sur YouTube nos chanteurs préférés et se parler des films que nous aimons. De temps en temps elle m'aide à prendre soin de Karim. Régulièrement, elle interrompt ce que nous sommes en train de faire, adopte une mine sérieuse et y va de ses questions et commentaires (pour les traductions, voir le lexique à la fin de ce blog).

- Aunt Gennie, mabsuta in Egypt? (je pense que sa mère lui a dit qu'elle m'avait vue pleurer)

- Aiwa. But I miss Canada.

- You Canada, me Egypt (je pense qu'elle voulait me dire qu'elle aimait son pays et moi le mien).

*** 

Nos leçons sont souvent interrompues... mais cela nous permet de mettre en pratique ce que nous apprenons. 

- Oh, sorry Nada, Karim ekul delwati.

- Karim toujours faim! 

- Aiwa, Karim alatoul gaen!

***

Nada prend le stylo et dessine une croix, puis un croissant de lune.

- Aunt Gennie, what is this?

- A cross.

- Yes, and this is helel. Like moon. (Je pense qu'elle voulait me dire que nous avions des religions différentes. Je ne lui ai pas dit que j'étais athée... Ce serait trop compliqué).

- Yes.

Puis elle m'emmène sur le balcon pour me montrer la mosquée.

- Nada, no scarf?

- No. Fast, no. Slow, yes. (Je pense qu'elle voulait me dire que ce n'était pas nécessaire à moins d'y rester longtemps).

- Machi. 

***

- Aunt Gennie, what mean "keskya" ?

Je n'avais pas réalisé qu'elle apprenait le français de mes échanges avec Karim!

***

Yasser est en train de faire frire des fallafels.

- Aunt Gennie, in Canada, cook who? You or Khello?

- Me, but Khello helps me.

- My house, Baba.

***

Yasser est en train de donner le bain à Karim.

- Aunt Gennie, in Canada, who douche Karim?

- Sometimes, me, sometimes Khello.

***

Yasser joue avec Karim qui se met à chigner. Il me tend le bébé. Je regarde Nada d'un air découragé.

- Karim mech mabsut, my problem.

Yasser me lance un regard amusé et me répond:

- Karim is always your problem.

- Aunt Gennie, in Egypt, baby, woman. Man, money.

Je la regarde dans les yeux:

 - Well, you can go to school and make your own money.

A-t-elle compris? Je ne sais pas. Mais elle a vu la détermination dans mes yeux.

Lexique

mabsut/a-  heureux/heureuse

aiwa - oui

Khello - Oncle

Baba - Papa

ekul - mange

delwati - maintenant

alatoul - toujours

gaen - a faim

machi - ça marche

helel - croissant

keskya - qu'est-ce qu'il y a

mech - pas (négation)

14 juillet 2012

Fourmidable

À son réveil Karim avait deux petites piqûres rouges sur la joue. À en juger par les trois morsures qu'une seule fourmi m'a infligées l'autre jour, je crois que l'une d'entre elles est responsable des rougeurs sur le visage de mon fils. Comment la fourmi est arrivée jusqu'à lui pendant la nuit reste une énigme, mais je n'en suis plus à un mystère près.

Les fourmis d'ici sont les mêmes qu'ailleurs. Elles sont tenaces et flairent la bonne affaire des kilomètres à la ronde. Je les ai vues dans la salle de bains, formant un sillon venant du  plafond. Elles disparaissent dans un trou sur le mur adjacent à la cuisine. J'en aperçois souvent une armée sur le comptoir qui s'affaire à ramasser des miettes de pita ou à licher un coulis de miel. Je les ai surprises dans ma boîte de céréales que je croyais à l'abris sur le dessus du frigo ayant trouvé refuge dans le salon. Alors que je séchais la vaisselle, une poignée m'a grimpé sur les bras ; elles avaient infesté le linge à vaisselle ayant probablement servi à essuyer des mains sales.

Il faut prendre quelques mesures pour éviter qu'elles infestent l'appartement au grand complet. On ne laisse de nourriture trainer sous aucun prétexte, pas même un verre avec au fond un cerne de nectar de mangue, on vide les poubelles deux fois par jour, on se lave méticuleusement les mains à l'eau savonneuse après chaque repas pour éviter de laisser toute trace graisseuse sur la poignée du réfrigérateur ou sur le dos d'une chaise. Il n'y a pas de garde-manger ; la farine et autres non périssables se conservent plutôt dans le frigidaire. On se débarrasse immédiatement des restants de table particulièrement alléchants, et pas de n'importe quelle manière. On dispose des os, des arrêtes et de la peau du melon d'eau dans un sac de plastique que l'on noue bien serré. Croyant que ça suffisait, un soir je m'en allais jeter tout ça, bien naïvement, dans la grande poubelle sur le palier. Mama Loza m'a interceptée à mi-chemin. Il ne faut pas attirer les chats de gouttière sur l'étage ! Mais que faire alors de nos restes ?

C'est simple, on ouvre la fenêtre de la cuisine et on tire le sac sur le toit d'à côté! Je me demandais justement comment tous ces déchets avaient atterris là... Je vous avais dit que les toits servaient à plusieurs fins, non?

13 juillet 2012

La vie est un long Nil pas si tranquille

Geddo, fidèle à son habitude, est assis sur le fauteuil du salon et regarde passer le temps du haut de ses quatre-vingt-deux ans. Mama Loza se dandine de la cuisine au salon, attrape le téléphone, discute pendant quelques minutes avec sa fille. Geddo se lève péniblement, attrape sa canne et retourne se coucher sans dire un mot. Mama Loza s'arrête sur le divan, libère ses pieds enflés de ses souliers trop serrés, retourne dans sa cuisine préparer les pigeons farcis qu'elle planifie pour ce soir. Devant l'appartement, plusieurs ouvriers s'affairent à couler des colonnes de béton qui soutiendront le quatrième étage d'un nouvel édifice à logements. Une  machine opérée par une génératrice assourdissante hisse le béton fraîchement brassé juste en bas dans un mélangeur de fortune. Dans la rue gisent ça et là des tiges de fer et des planches de bois servant à hérisser les moules des piliers. Des buttes de sable attendant leur métamorphose en pleine rue et ralentissent le flot des résidents du quartier.

Je m'occupe du bébé. Change la couche, lis un livre cartonné, tends un jouet de plastique qu'il porte à sa bouche, fais des coucous, le met au sein puis au lit pour sa sieste matinale. Une fois mon garçon endormi, je fais bouillir de l'eau pour notre ration quotidienne d'eau salubre.

Yasser rafistole le chauffe-eau, défectueux depuis un jour ou trois. Ici, rien ne se jette. On répare un vieux ventilateur paresseux, on entrepose obstinément la nourriture dans un frigo bossu qui refroidit à peine, on fait à manger dans des poêlons déformés aux manches fondus, on soupe dans des assiettes craquées muni d'une fourchette aux dents croches, on couvre d'une nappe de plastique une table grafignée aux pattes chambranlantes. On réutilise pots et bouteilles à des fins innombrables, souvent imprévisibles. Le sel se cache dans un pot de margarine, sur le comptoir le beurre fond à perpétuité dans la casserole bosselée qui a servi à le pasteuriser.

Au dîner, j'engloutis l'eau froide qu'on m'a servie dans un verre de plastique délavé que je trouve près de mon assiette.

- Que c'est rafraichissant!

Yasser me regarde d'un drôle d'air:

- C'est l'eau du robinet!

Je lui lance un regard dégoûté. 

- T'aurais dû le savoir, qu'il me dit en pointant vers une bouteille sur la table. 

- La bouteille de savon à linge?

***

Le chauffe-eau de nouveau en marche, Yasser remplit un seau d'eau et lave ses outils sur le long balcon. Il nettoie ensuite le pavé à grande eau, qui dégringole dans la rue. Quelques minutes plus tard, on cogne à la porte. Yasser ouvre de la salle de réception. Un ouvrier du chantier de construction se tient sur le palier.

- Excusez-moi de vous déranger, monsieur, mais l'eau que vous jetez du balcon atterrit sur les tiges de fer qui nous servent à construire l'édifice d'en face.

- Ouais, pis?

- Ben, elles risquent de rouiller.

Incrédule, Yasser y va d'une tirade éclatante qui retentit de bas en haut dans la cage d'escalier : 

- C'est vous qui faites du bruit à journée longue, même le vendredi, qui laissez trainer vos matériaux partout dans la rue et bloquez le passage des gens dans le quartier et vous avez le front de venir vous plaindre? Voulez-vous aussi me dicter ce que je vais manger pour souper?

-  Non, non, je vous demande juste de faire attention à nos matériaux en bas.

Yasser le dévisage et rétorque en claquant la porte:

- Mais il se prend pour l'état d'Israël, celui-là. Il clame des droits territoriaux depuis des semaines et il n'habite même pas dans le voisinage!

12 juillet 2012

Prière d'enlever vos souliers

Nous sommes sortis hier soir acheter des fruits et quelque bric-à-brac pour la maison.  Ma seule présence résultant en une inflation des prix, je suis restée dans la voiture pendant que Yasser barguinait nos achats. Dans d'autres circonstances, je préférerais rester à la maison plutôt que de me tourner les pouces dans la voiture, mais ici j'aime observer du confort de mon habitacle climatisé la vie fascinante qui défile devant moi. 

Une fois la voiture stationnée, dans un espace si minuscule que je me demande par quelle magie on en ressortira, Yasser disparaît rapidement parmi les piétons tandis que Ramadan sort fumer une cigarette au coin de la rue. Je déroule la fenêtre pour entendre et voir de plus près. Un jeune homme est assis par terre un ordinateur portable sur les cuisses, une dame, vêtue d'une longue tunique noire et d'un hijab assorti lui couvrant le visage, ouvre la porte menant à son appartement, un sac à la main. Une autre, plus jeune, parle au téléphone sur son balcon deux étages plus haut, les cheveux découverts. Un homme s'arrête à la devanture d'un magasin, s'accroupit sur un banc. Des enfants déambulent dans la ruelle, sans but précis.

Une voix s'élève. L'imam de la mosquée du coin appelle à la prière avec un haut-parleur faisant retentir sa voix partout dans le voisinage. D'autres lui font écho, au loin, créant une cacophonie diffuse. Dans la rue, un homme vêtu d'une galabeya blanche semble venir vers moi.  Un autre habillé d'un jeans et d'un t-shirt s'approche d'un pas décidé. Un autre encore, portant une galabeya grise, dévale les escaliers extérieurs de son appartement. Une mobylette s'arrête à ma hauteur ; son passager en chemise et cravate en descend tranquillement. Soudain, une demi douzaine d'hommes tournent le coin et hâtent le pas dans ma direction. Ils sont grands et minces, petits et trapus, ils portent la barbe ou la moustache ou sont rasés de près, ils ont le teint foncé ou la peau claire. Ils ont à peine douze ans, la jeunesse dans les traits ou l'âge de mon chum ou celui de mon père.

Ils disparaissent rapidement derrière la voiture. Je me retourne et j'aperçois une porte ouverte. De la voiture j'épie discrètement les hommes qui se déchaussent avant d'entrer dans une grande salle couverte de petits tapis verts.  Malgré le grand nombre de fidèles que j'ai vus passer, la salle est vide. Ils disparaissent dans un coin et peu à peu en reviennent les pantalons roulés, la chemise parfois éclaboussée de s'être lavé les pieds, les mains et le visage. Puis ils forment quelques rangées, debout, et attendent les directives de leur imam.

La portière ouvre et Yasser se faufile dans la voiture. Nous repartons aussitôt. De mon observatoire improvisé, je soupire de déception et je roule ma fenêtre pour retrouver mon cocon frigorifié.

11 juillet 2012

Toc toc toc!

Pour ouvrir la porte de l'entrée principale au visiteur, nul besoin de descendre les quatre étages menant au rez-de-chaussée. Quand quelqu'un sonne pour signaler sa présence, il suffit de tirer sur une longue corde qui dévale la cage d'escaliers en colimaçon pour ainsi débarrer le loquet tout en bas. Parfois, on sait qui s'annonce. S'il s'agit d'un livreur, on lui lance le panier rouge muni d'une corde que l'on hisse péniblement une fois rempli de sa cargaison. Dans d'autres occasions, le visiteur monte pour venir à notre rencontre. À observer le comportement de la famille qui se prépare à accueillir la visite imminente, je sais à quel type nous avons affaire.  

La porte principale restant souvent ouverte, les visites impromptues sont chose courante et suscite une réaction immédiate. Lorsqu'on sonne à la porte de l'appartement, Yasser s'y dirige pour l'ouvrir tandis que Mama Loza (ma belle-mère) disparaît, le pas rapide, voire légèrement paniqué.  Elle revient quelques instants plus tard la tête voilée.  Un étranger s'étant annoncé préalablement est accueilli sur le palier par la porte de la salle de réception, isolée du reste de la maison. En ces occasions, Mama Loza reste calme et son accoutrement inchangé. Après la consultation, l'expert en rénovation ou le réparateur devra traverser le salon privé pour inspecter la salle de bain ou le lave-vaisselle.  Au son de la porte intérieure qui ouvre sur le salon, Mama Loza se sauve dans sa chambre et en ressort les cheveux cachés. À d'autres moments, le visiteur attendu se fait ouvrir sans que Mama Loza n'ait besoin de se vêtir la tête. Cet accueil à découvert est réservé à toutes les femmes et aux hommes de la famille: fils, gendres et petits-fils, oncles et autre parenté. Il en va de même pour celles qui nous visitent ; les sœurs, nièces ou petites-filles se défont de leur couvre-chef dès leur arrivée.  Il suffit toutefois qu'un étranger se joigne au groupe pour que chacune reste voilée.

L'attention que l'on me réserve dépend aussi du visiteur. Ma tête et mes épaules exhibées ne semblent pas gêner les membres de la famille. Lorsque Mama Loza reçoit la visite de ses amis de longue date, de loin parents ou des voisins, je fais l'effort de porter un chandail ample aux manches trois-quart pour ne pas la gêner... un geste qu'elle apprécie. Quant aux parfaits inconnus, je n'en fais rien parce que je n'interagis pas avec eux. Il arrive de temps à autres que je me retrouve dans la même pièce qu'eux. Hier par exemple un médecin est venu pour la prise de sang de ma belle-mère. J'étais dans le salon quand il est arrivé, en compagnie du père de Yasser et d'un cousin venu de la campagne. L'homme a salué poliment les deux autres.  Il s'est assis et a attendu, muet, l'arrivée de Mama Loza, s'efforçant à fixer le plancher. J'ai été surprise de voir son visage s'illuminer à l'entrée de la vieille dame, de le voir blaguer avec elle tout en manipulant la seringue. Il est reparti comme il est venu, d'un air sombre, évitant si habilement de regarder dans ma direction que je sais qu'il m'a vue. On me dit que c'est en partie parce que ma présence intimide - on ne sait pas comment réagir à ma différence, en partie par respect pour moi et (surtout?) pour le chef de famille, puisqu'un homme n'est pas censé regarder le corps de la femme (d'un autre).

Bref, le toc toc toc ne se répond pas du tac au tac.

10 juillet 2012

Toi, toi mon toit plat

Pour la Nord-Américaine que je suis, les toits n'ont rien de remarquable. Mise à part leur fonction évidente, ils servent à accumuler la neige en hiver. Il suffit de voir les toits de Paris, à partir de Montmartre qui en offre une toile splendide ou encore de la fenêtre d'un appartement du cinquième arrondissement avec une vue plongeante sur les alentours, pour qu'ils revêtissent une valeur esthétique.  En Égypte, les toitures ne contribuent que de façon marginale au patrimoine architectural, mais ici aussi elles prennent un sens nouveau. 

Les toits sont plats et permettent d'ajouter des étages au besoin, sans trop de modification à la structure existante. Le toit devient plancher et le nouveau plafond offre protection contre le soleil, le vent et la poussière de sable qui revêt à peu près tout. La belle famille de Marwa (la sœur cadette de Yasser), par exemple, construit appartement sur appartement, littéralement, au fur et à mesure que les frères et sœurs se marient. Ils viennent de finir le quatrième étage, une bonne dizaine d'années après le premier. Après la visite complète du propriétaire, nous sommes allés sur le toit où le cinquième étage est déjà en chantier. La vue panoramique du village y est exceptionnelle.  On y voit des palmiers, des champs, des dunes et même quelques ruines pyramidales. 

Vous m'avez crue? 

On n'y voit rien de tout ça, mais des toits plats et inégaux à perte de vue, et aussi ce qu'ils abritent. En fait, ce sont de précieux plateaux offrant de l'espace qui manque sur le plancher des vaches. Bon, façon de parler... puisque que le plancher de nombreuses vaches est justement le toit des maisons. J'ai compris, enfin, d'où viennent les cocoricos incessants en pleine ville. On y voit aussi des dizaines de coupoles satellites qui nous amènent les nouvelles de l'Irak et de la Palestine, du Maroc, de la Syrie et de la Lybie, du Kowait, de la France et de l'Angleterre, des Émirats arabes unis, de la Jordanie, de l'Arabie saoudite et du Kurdistan. Le rôle des toitures ne s'arrête pas là, bien au contraire. Parfois véritables greniers en plein air, on y retrouve toutes sortes de cochonneries. Des vieux sacs d'épicerie roulent dans une fine couche de sable, du foin, abandonné une fois le dernier agneau sacrifié, sèche au soleil, un chat erre, espérant trouver quelques restes de table pour souper. De vieilles cages de bois, ayant servi à capturer les poulets, décrépitent lentement et des restes de matériaux attendent d'un espoir déchu la prochaine rénovation.

Si on se fichait des trous dans la couche d'ozone, les toitures pourraient aussi servir de terrasses où l'on se ferait bronzer la couenne. Mais ici, c'est une idée complètement farfelue. D'une part, il fait chaud en sacrament et n'importe quel Égyptien nous croirait fous de nous faire frire au soleil de plein gré.  D'autre part, le teint de la peau est indirectement proportionnel à son statut social, cela sans compter que la plupart des femmes ne sortent pas le bout du nez à moins d'être couvertes de la tête aux pieds, même si c'est sur leur toit à elles. Mais ça, ce sera l'objet d'un autre blog.

09 juillet 2012

Chaos exquis

Il y a de ces moments, nombreux, où je me demande par quelle pure folie j'ai accepté de passer deux mois en Égypte. Toutes les émotions y passent, du choc complet à la curiosité inquisitrice, du désespoir passager aux fous rires incontrôlables, du dégoût de tout, ou presque, à la délectation culinaire, de l'incrédulité teintée de mépris à l'admiration béate devant la débrouillardise des simples gens. Ce soir j'ai vécu un moment qui était tout ça en même temps et plus encore, un de ces moments qui rendent l'aventure savoureuse.

Juste après souper, nous sommes allés à la campagne rendre visite à la belle famille de la sœur cadette de Yasser, afin de féliciter ses beaux-parents pour le mariage récent de leur plus jeune. Cette visite n'a rien eu de très exceptionnelle, mais le chemin nous y menant s'est avéré fabuleux.

Dans le  village, un chaos organisé règne à tout point de vue. Les voitures foncent de tout bord tout côté, comme catapultées par des machines à boule. Les sens uniques n'ont absolument rien d'unique, surtout pas le sens du trafic, et les ronds points servent à confondre tout le monde. On s'y engage vers la gauche ou vers la droite, prenant le chemin le plus court selon notre destination. Resultat: personne ne va nulle part. Dans les étroites ruelles, voitures, tuk-tuks, motos et tramcos font la queu-leu-leu tant bien que mal, souvent assez mal d'ailleurs. Sur deux ou quatre pattes, plusieurs voyageurs négocient aussi leur passage:  quelques poules perdues, des bœufs revenant des champs, des ânes transportant sur leur dos des feuilles de palmier et, assis sur leur cargaison, leur maître se tenant en équilibre les deux jambes en l'air. Des enfants sortent de partout, des femmes, bébé aux bras, transportent de lourdes poches sur leur tête.

Les ruelles forment un labyrinthe sans fin. Elles portent toutes un nom, me dit-on, mais aucune n'est identifiée. Nous avons mis peu de temps à nous y perdre. Ramadan, notre fidèle chauffeur, demande son chemin. Ça me semble compliqué: me fiant aux gestes et aux quelques mots que je comprends, j'en déduis qu'il faut prendre à gauche, puis à droite, monter vers là puis prendre à gauche pour arriver devant le couturier (un petit magasin non identifiable)... Ramadan s'informe aux deux coins de ruelles et reçoit des indications contradictoires. On lui propose de payer un chauffeur de tuk-tuk pour nous guider. Il refuse categoriquement, clamant pouvoir s'y retrouver. Plus loin, un marchand plus serviable que les autres encore fait monter son jeune garçon sur les genoux de notre chauffeur et nous continuons notre chemin. On avance à peine cinq cents mètres que l'on s'arrête encore, la ruelle vers laquelle pointe le p'tit gars étant bloquée par une longue poutre de bois qui gît à la hauteur des yeux d'un bout à l'autre de la ruelle. Elle servira à attacher tout un attirail (lampes, décorations) pour un mariage ayant lieu ce soir-là.  Plusieurs personnes s'affairent à ne rien faire, tous nous regardent. Ramadan fait mine de reculer puis change d'avis et attend. Attend. Attend. Comble de malchance, le petit garçon s'impatiente, ouvre la porte de la voiture et retourne chez lui. Finalement, on se décide à défaire la poutre et à la soulever, juste assez pour nous laisser passer. Après quelques virages, Ramadan s'arrête soudainement, attrape un verre pas propre propre de son coffre à gants (je doute qu'on les appelle comme ça, vu que les gants sont assez inutiles pour le climat egyptien) et disparaît quelques instants. Il revient avec un thé bien fumant, acheté pour l'équivalent de 20 sous je ne sais pas trop où.

Ramadan reprend le volant et négocie péniblement mais sans heurt chaque trou sur le chemin, chaque étroit passage, évite de quelques centimètres chaque voyageur. Enfin, sans avertir, une femme ouvre la portière et tend les bras. Pendant quelques secondes, je reste confuse... et puis je réalise que nous sommes enfin arrivés à bon port!

08 juillet 2012

Épisode pharaonique

Depuis que je suis en Égypte (et ça fait a peine deux semaines), j'ai l'impression de vivre dans une parodie pharaonique perpétuelle. En plus des irritants 'naturels', tout fonctionne à moitié ou nous pète dans les mains. Alors j'y vais de ma liste, compilée avec une pincée  d'écoeurantite aiguë et une poignée de sarcasme amusé (ou vice versa, selon le moment):

Dans la catégorie 'Appartement datant de l'après-guerre'

1) La douche  'à aire ouverte' est à moins de deux pieds de la toilette... Pratique pour les adeptes du multi-tasking, moins pour ceux qui aiment s'asseoir sur un bol de toilette sec.

2)  L'évier de la cuisine draine dans la salle de bain... Vaut mieux ne pas oublier mes ship-ships (babouches ou flip flops) quand on prend une douche, à moins d'aimer se baigner les pieds dans les restes de tomates et grains de riz.

3) On me dit que le lave-vaisselle lavait la vaisselle... Depuis notre arrivée sa fonction principale était d'encombrer la cuisine  liliputienne. (O miracle, un technicien s'est pointé hier et l'a réparée). 

4) Les fourmis ont investi leurs ressources dans mes céréales, que je croyais pourtant hors de portée dans leur boîte sur le dessus de frigo.

5) Quand tu utilises la toilette, allume la pompe à eau, éteins la pompe à eau. Quand tu utilises la champelure, allume la pompe à eau, éteins la pompe à eau. Quand tu utilises le lave-vaisselle, allume la pompe à eau, éteins la pompe à eau. Quand tu prends ta douche, allume la pompe à eau, éteins la pompe à eau.

6) Si la laveuse met un temps interminable à compléter son cycle, c'est peut-être que j'ai oublié d'allumer la foutue pompe à eau.

7) La champelure de l'évier a pété dans les mains de Yasser... Malheureusement pour lui la pompe à eau était allumée.

Dans la catégorie 'Sommeil (or lack thereof)'

8) Le sommeil semble réservé aux mommies.  L'imam appelle ses fidèles à tue-tête (et chante comme une casserole) 5 fois par jour (et nuit), les meutes de chiens hurlent et le matelas de coton vieux de 30 ans n'agit plus qu'à titre d'isolant. 

9) Comme si ce n'était pas assez, ça pioche de 6h45 à 16h devant l'appartement ou pas 1 mais 2 immeubles sont en construction. 

10) Le vendredi est jour de congé, sauf pour les travailleurs de la construction.

11) Les ronflements de mon chum sont directement proportionnels à mon niveau de fatigue. Coïncidence, 'je' bats des records dans ce domaine.

12) J'ai un bébé à moitié égyptien qui est pas fort fort sur la sieste...  J'ai dû sous-estimer le pouvoir des gènes.

13) Le lit (vieux de 30 ans, je vous le rappelle) s'est cassé pendant l'une de mes rares siestes. Le réparer a produit un vacarme infernal, interrompant l'une des rarissimes siestes de Karim.

14) Les vendeurs itinérants et ramasseux de cochonneries crient des trucs inintelligibles dans leur micro une ou deux fois par jour. C'est pas si souvent, mais ils en profitent pendant que le imam, les chiens et les travailleurs de la construction se reposent.

15) Si je veux vivre la culture locale, je mets une croix sur le sommeil entre 22h et 3h du matin, non seulement des heures de sommeil garanti pour Karim, mais aussi les plus tranquilles dans les environs, sauf pour les osties de chiens.

Dans la catégorie 'Québécoise perdue à Fayoum'

16) Une visite chez le physiothérapeute, c'est une consultation avec un mec assis derrière son bureau  qui me dit que j'ai besoin de me faire masser les épaules et le cou. Bravo Champion, c'est ça que je viens de t'expliquer.

17) Acheter un truc avec ma nièce de 12 ans qui demande pour moi, ça coûte 160 livres égyptiennes. Quand le vendeur s'aperçoit que c'est pour moi, il y a eu erreur sur le prix: c'est plutôt 250 livres. Son profit net au gars: zéro, parce qu'on a décampé sans acheter. On a envoyé à la place Yasser qui a eu l'équivalent pour 100 livres.

18) Les pannes d'électricité sont fréquentes et arrivent toujours au mauvais moment... Soit à 3h de l'après-midi quand on a vraiment besoin de la clim ou le soir au retour d'une sortie... Monter 4 étages dans le noir le plus complet, sur des marches inégales et une rampe rugueuse et poussiéreuse, c'est pire qu'un défi Fort Boyard. 

19)  On a offert du travail à une femme de ménage 3 fois par semaine pour l'été. J'aurais pensé qu'elle aurait sauté sur l'occasion, vu le manque de travail. Elle nous a promis de venir 'demain'... Ça a duré une semaine. On en a finalement trouvé une autre (ouf!).

20) J'ai reçu la visite de la Tourista.  En guise de remerciements, j'ai moi aussi rendu plusieurs visites, mais à la toilette, via la cuisine pour allumer la pompe à eau, puis éteindre la pompe à eau.