21 juillet 2012

Chroniques d'une vie exotique ordinaire (et ce n'est pas un oxymore)

Il y a des avantages au Ramada... Il est 9h15 et on entendrait une mouche voler. 

Trois heures plus tôt, la sérénité matinale qui s'annonçait a tourné au vinaigre. Car si d'habitude Karim se réveille après 7h30 et que c'est Yasser qui se lève pour s'en occuper, aujourd'hui, évidemment, rien de tel.

Yasser, les traits reposés, se lave les dents tranquillement et m'aperçoit.

- Bonjour Maman!

- T'sais, c'est l'premier matin depuis qu'on est arrivé qu'personne travaille en face, mais Karim m'tient réveillée depuis 6h30 à matin. 

Yasser pause, surpris par ma salutation massacrante.

-  J'lui ai donné l'biberon à 3h30. 

- Fais pas comme si tu m'avais rendu un grand service.

- Bon, qu'est-ce que tu voulais que j'fasse? Que j'reste réveillé pendant qu'tu l'nourrissais?

- Non, mais j'm'attendais pas à ce que tu disparaisses dans l'autre chambre jusqu'à 9 heures et quart.

- Toi t'as choisi de lui donner l'boire de minuit. C'est l'plus facile. 

- Le plus facile? 

- En tout cas, c'était à ton tour. Voulais-tu que j'me lève deux fois d'suite?

- Pourquoi pas? C'est tout l'temps mon tour à moins que j'te le demande. 

On en est resté là, mais mon chum a filé doux le reste de la matinée. Il nous a préparé une omelette qu'il nous a servie dans deux assiettes avec les gourganes préparées par sa mère. 

- Tes parents mangent pas?

- Ma mère a déjà mangé pis mon père fait semblant d'observer l'Ramadan.

- Il va manger en cachette ou quoi?

- Non, dans quelques heures il va s'plaindre qu'il se sent faible. Ma mère va lui donner à manger et ça sera la fin d'son cirque.

Après déjeuner, je donne le sein à Karim puis Yasser le couche pour sa sieste. 

- Tiens, j'vais en profiter pour faire pareil.

Et qu'est-ce que j'entends dehors... ?

- Alllllaaaaaa... &@$%+#<~~ fi Fayoummm. Aaaalllllaaaaa...

***

Pour le repas d'iftar, qui rompt le jeûne au coucher du soleil, Mama Loza et  Geddo mangent du bœuf aux tomates et de l'okra, que je déteste. Yasser et moi optons plutôt pour le spaghetti rehaussé de la sauce bolonaise que j'avais préparé la veille. Le kounafa de Mama Loza, fait de fines feuilles de blé filées comme du vermicelle, de miel et de beurre, se fait désirer sur la table. Karim y va de son repas habituel. 

À huit heures tapant, j'annonce que je vais me coucher.

- Déjà, demande Yasser?

- J'suis crevée. Tu donneras l'biberon d'minuit?

- Je peux m'lever pour celui de 3 heures si tu préfères.

- Non, comme ça j'aurai sept heures de sommeil d'affilé.

- Ok. Bonne nuit.

- Tasbahalhir.

***

- Geneviève, Karim a faim.

- Il est quelle heure?

- Huit heures moins quart. On est debout depuis sept heures. Il va s'impatienter bientôt.

Je me lève le corps lent, l'esprit confus.  Je m'éveille un peu plus à chaque tétée. Une fois son déjeuner terminé, Karim me regarde l'air coquin. Je l'amène sur le balcon pour notre visite matinale. Dehors, c'est le calme plat. Aucun ouvrier pour s'affairer à me regarder. Yasser nous rejoint.

- As-tu remarqué comme c'est paisible c'matin?

Yasser me sourit. Et puis, réfléchissant tout haut, je lui dis:

- T'sais, maintenant qu'j'y pense, les bruits de la construction qu'on endure depuis un mois étaient là pour une raison.

- Tu m'niaises?

- Non, non... Quand on est arrivés, j'étais tellement sous l'choc que même sans la construction j'aurais haï ça pareil. Depuis qu'le vacarme est parti j'ai l'impression d'être au paradis. La vie m'apprend une bonne leçon.

- Laquelle , madame la philosophe? Explique-moi parce que j'la vois pas.

- Donne-moi une seconde... J'suis pas sûre d'la comprendre non plus!

Yasser éclate de rire.

- C'est d'apprécier ce qu'on a... Sauf que dans c'cas-ci, c'est d'apprécier c'qu'on a pas!

***

Yasser me trouve dans la cuisine en train de finir une recette de cupcakes et de commencer une batch de crêpes.

- T'es en nerf à matin!

- Je suis en feu! Tu vois tout l'bien qu'une bonne nuit d'sommeil me fait?

  Seule à popotter dans la cuisine, pas besoin de me faufiler de côté, de frôler les fesses de mes acolytes culinaires pour aller du four à l'évier. Pas besoin de rallumer la pompe à eau que quelqu'un a éteinte dans mon dos. Madehah, qu'on n'a pas vue depuis une semaine, n'est pas venue ce matin non plus. Mama Loza, qui est levée depuis la première prière, fait la sieste. Geddo, qui a mis fin au jeûne plus tard que prévu, ne se pointe de toute façon jamais dans la cuisine, même pas pour y déposer sa vaisselle sale. Yasser s'occupe à réparer le ventilateur plafonnier qui crie comme une souris depuis hier.

Je fredonne un air d'Angèle Arsenault: "Y en a qui reste coucher, moi j'mange!... Quand j'sus tannée, moi j'mange!... Y en a qui rêve aux pays chauds, moi j'mange!" Miracle, je me sens à mon aise dans la cuisine lilliputienne de Mama Loza. Presque plus rien n'a de secret pour moi. Pendant les douze secondes nécessaires pour que l'eau arrive dans la champelure, je me retourne pour ramasser la cuillère de bois dans le fond du tiroir, celle qui n'a pas encore été complètement rongée par l'eau. Je sais à quelle distance me tenir de l'évier pour éviter d'être éclaboussée en rinçant un plat. Je peux allumer le four sans que la combustion soudaine du gas au contact de l'allumette enflammée ne me fasse sursauter. Je sais souffler sur le rond juste assez pour encourager la flamme sans étouffer le feu.

Tout d'un coup, j'entends un son martelant venant du salon. Je sors le nez de la cuisine et vois Yasser monté sur une échelle, cognant à grands coups sur le ventilateur.

- J'savais que tu t'ennuyais des coups de marteaux plus que moi!

***

La visite tardive partie, on se prépare à aller se coucher.

- Tu lui donnes le premier ou le deuxième boire?

Je compte rapidement les heures dans ma tête.

- Le deuxième.

- Ok. Tasse-toi dans l'fond du lit.

- Non, c'est moi qui couche su'l bord.

- Arrête de niaiser.

- J'niaise pas. C'est moi qui m'lève en premier, j'couche su'l bord.

- Pis moi j'vais être dans l'fond quand ça va être à mon tour. Ton argument tient pas la route.

- Je m'en fous, c'est moi qui couche su'l bord.

***

- Geneviève, Karim gigote. C'est l'heure de son premier boire.

Je regarde l'heure... 1:07. Je me lève et vais aux toilettes. Je me recouche en revenant.

- Tu l'nourris pas?

- Il s'est rendormi.

- Nourris-le tout d'suite. Il va commencer à pleurer dans dix minutes.

- Ça joue à ton avantage... Il aura pas besoin de son deuxième boire.

- Nourris-le maintenant ou c'est moi. Mais c'est toi qui s'lèves pour son deuxième boire.

Je me lève et j'attrape Karim. Alors que Yasser roule sur le bord du lit, j'entends des hommes crier pour enterrer le bruit d'une machine. Je lui souffle, exaspérée:

- J'pensais qu'tu déconnais quand t'as dit que les ouvriers commenceraient à travailler la nuit!

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