24 août 2012

Je craque pour toi mon Cairo

Le Caire est assis sur un désert. Si cela frappe l'oeil du voyageur du hauts des airs, au milieu de la mégapole seule la poussière de sable qui peint la ville lui rappelle qu'elle cache sous ses avenues bardées de palmiers une terre desséchée.

Son métro ressemble à celui de toutes les métropoles, bouillant de monde, assourdissant, suant. Dans les wagons, il fallait se tracer un chemin d'épaule en épaule et se tenir en équilibre le temps des sept ou huit stations qui séparaient notre point de départ de la Place Tahrir

C'est là qu'on y trouvait le musée égyptien. À l'entrée la police touristique ramassait les caméras et fouillait les sacs. Il y faisait une chaleur épouvantable. Hiéroglyphes, tombeaux, momies... le musée avait de quoi impressionner. Ses trésors valaient bien quelques perles de sueur, Yasser était d'accord, mais il l'était moins avec le tarif de 100 livres exigé aux étrangers pour visiter la salle des momies. Il a demandé à voir le curateur, rien de moins, pour le convaincre que sa femme, peu importe qu'elle soit Canadienne, avait droit au tarif réservé aux Égyptiens.  Il a eu gain de cause, comme à son habitude, après une bonne vingtaine de minutes de plaidoyer, le temps perdu lui aussi comme à l'accoutumance. Quand même, une économie de 95 livres.

Malgré l'heure de pointe, au retour un wagon semblait avoir été délaissé. Contents de trouver des places assises, nous nous y sommes précipités. Juste avant d'entrer dans la station suivante, une dame au regard aimable est montée jusqu'à nous et a tapé doucement sur l'épaule de Yasser.

- Excuse me. Women only.

- Oh, sorry.

Nous sommes débarqués et avons attendu le prochain métro. Celui-là étant aussi bondé que le précédent, j'ai élu d'aller m'asseoir dans le wagon réservé aux femmes et laissé mon chum se joindre aux sardines derrière la porte suivante. À l'approche de la station de Giza où nous avions l'habitude de descendre, il m'a fait signe de la fenêtre qui nous séparait.

Un autre matin, nous sommes allés nous promener le long du Nil, près de la tour du Caire qui n'a rien d'extraordinaire. Chassant l'ombre, de jeunes couples sirotaient un Seven-Up sous l'un des ponts ou dans le parc arboré qui longeait la rive. De son voilier, un homme a hélé vers nous. Il nous a fait voir quelques ponts et la Maison de l'opéra avant de nous ramener à la case départ.

Le soir venu, c'est sur un pont que nous avons regardé la ville. Celui-là et tous les autres croisant le Nil se transformaient en terrasse pour les Cairotes (oui, vous avez bien lu) à la recherche d'une bonne brise. Ils y stationnaient leur bagnole, sortaient les chaises pliantes du coffre et parfois leur petite radio à pile. Les vendeurs itinérants venaient offrir des mangues bien fraîches ou des fèves de lima bien salées. 

Une visite au Caire passait nécessairement par les pyramides, que l'on s'est amusés à grimper malgré la chaleur suffocante. Monter le long escalier étroit qui menait jusqu'à la salle du tombeau dans la quasi-noirceur m'a passablement foutu les jetons, mais emprunter le même chemin que les Égyptiens de l'époque antique valait quand même une petite frousse. 

Dehors, les trois pyramides étaient à une bonne distance l'une de l'autre. La plupart en ont fait le tour à pied tandis que les touristes en quête d'exotisme ont parcouru le tracé à dos de chameau. C'était sans doute amusant, mais la scène était plutôt pathétique...  autrement les chameaux étaient aussi rares dans le paysage égyptien que les ours noirs au centre-ville de Montréal. À la tombée de la nuit, un spectacle son et lumière qui rappelait vaguement le Moulin à images de Robert Lepage illuminait les pyramides et le sphinx.

Ville captivante, Cairo, et le Vieux-Caire qui scintille de sa splendeur architecturale malgré la poussière de sable, compense un peu pour le cafarnaum perpétuel de ce pays qui me fascine autant qu'il me déplaît.

19 août 2012

Moi mes souliers ont beaucoup voyagé


Très rares sont les fois où je me suis aventurée vraiment toute seule dans Fayoum. Pour ma première sortie, Yasser avait prodigué à notre chauffeur attitré des consignes détaillées. 


Ahmed m'attendait à l'ombre de notre édifice, une cigarette au bec. C'était la première fois que je le voyais avant la tombée de la nuit. Il portait des lunettes de soleil miroir, une chemise carottée, une paire de Levi's et des souliers de cuir au bout pointu. Il m'a saluée chaleureusement, une attitude rare parmi les hommes que je rencontrais, puis m'a ouvert la portière. Sur la banquette arrière, j'ai été accueillie par un air de hip hop... "From Senegal, Africa, to St. Louis, Misouri... " Si ce n'était des rues environnantes, j'aurais cru être complètement ailleurs.

Une fois arrivés à l'épicerie, Ahmed, tel un guide touristique, a annoncé:

- Arafah!

- Shokran.

J'ai pris à l'entrée un petit panier plutôt qu'un de ceux sur roulettes. Ainsi accoutrée, il me serait plus facile de clopiner autour de la marchandise déposée par terre dans les allées étroites et de doubler les clients moins pressés. J'ai trouvé l'endroit pratiquement désert. Personne d'autre que moi pour faire ses course dans la chaleur de l'après-midi.

 Dans la rangées des sauces, je cherchais les produits Knorr quand j'ai vu Ahmed du coin de l'oeil. Puis je suis allée au fond du magasin prendre un pain tranché. Il m'a suivie, de loin, le pas nonchalant, le regard bienveillant. Voyant que mon panier se remplissait rapidement, il s'est approché et m'en a tendu un autre. Quand j'ai eu fini mes courses, il a pris mes sacs et les a mis dans le coffre.

On s'est ensuite arrêtés dans un kiosque où me procurer des minutes pré-payées pour téléphone cellulaire. 

- Give me twenty pounds.

Il est sorti de l'auto et revenu en un éclair avec deux cartes à dix livres chacune. Mon chum avait pris soin de lui dire de quoi j'avais besoin.

 - Go home now?

- Aiwa, alatoul!

- Alatoul!

Sur le chemin du retour, je me suis dit, un peu déçue, que l'expédition n'avait rien eu de remarquable. Pas de quoi écrire mon blogue ce jour-là.

Alors une autre après-midi j'ai décidé de sortir sans but précis. La rue principale fourmillait d'activités. Des femmes assises à chaque coin de rue vendaient des mangues ou des tomates. Les posters électoraux de Mohammed Morsi, sa photo en gros plan juste en dessous une balance, symbole de justice, décoraient toujours les façades de quelques buildings. 

Près du rond-point, une pyramide de melons donnait envie d'acheter le plus gros d'entre eux au marchand qui se cachait derrière. Un camion avait à sa charge des dizaines de poules dans des cages empilées comme la tour de Pise. J'avais peine à croire qu'elles se rendraient à destination sans s'écrouler. 

Je me suis arrêtée ça et là pour prendre quelques photos à la volée, dont celle de la grande mosquée que j'ai aperçue entre deux édifices à logements. Au loin, un homme assez corpulent m'avait vu faire et semblait mécontent. Il m'a suivi des yeux jusqu'à ce que j'arrive à sa hauteur.  J'ai traversé la rue pour passer près de lui, espérant donner une impression d'insouciance malgré mes nerfs inquiets. Il ne m'a rien dit.

J'ai tourné le prochain coin de rue pour éclipser son regard et me suis retrouvée sans m'en rendre compte pas loin de la maison.  J'ai sonné pour que Yasser m'ouvre la porte d'entrée. Je l'ai vu pointer le nez en bas pour voir qui s'amenait.

Le cou cassé vers le quatrième étage, je lui ai crié:

- J'ai besoin de mes souliers rouges... Tu peux me les faire descendre?

Il est disparu le temps de revenir avec mes chaussures qu'il a fait dévaler dans la cage d'escaliers grâce au panier à la longue corde qui d'habitude servait à hisser les livraisons.

J'avais remarqué qu'un cordonnier avait pignon sur rue pas très loin de chez nous. C'est là que je me rendais. Il devait y avoir quatre ou cinq hommes qui attendaient. Je suis allée au fond du minuscule atelier et me suis adressée à celui qui tenait des bottes et une brosse:

- Salem malekoum. Inglesi?

Il m'a fait signe que non. Je lui ai montré mes deux semelles qui devaient être recollées.

- Bokra?

Il ne voulait pas me les faire pour demain pour une raison que je n'ai pas compris.

- Delwati? 

Il a hoché de la tête de haut en bas. 

- Ok. How much money? Fluss? 

Un de ceux assis derrière moi m'a lancé:

- One pound and a half.

Incrédule, j'ai répété pour être certaine d'avoir bien compris. J'ai tendu mes chaussures au cordonnier et me suis assise près du trottoir pour attendre qu'il me les répare. Il me les a rendues une dizaine de minutes plus tard. Je lui ai donné deux livres et j'ai pris la monnaie.

 Je suis rentrée tout de suite après, fière de m'être débrouillée toute seule. J'ai monté les 72 marches menant à l'appartement d'un pied léger, mes beaux souliers rouges dans les mains.


17 août 2012

Mon dévoilement


Mon opinion sur le voile se résume grosso modo à 'vivre et laisser vivre'. Que je sois d'accord ou pas, je respecte ce choix, comme d'autres qui sont généralement réservés aux femmes... se maquiller, prendre le nom de son mari, rester à la maison avec les enfants malgré les études et la carrière, porter des talons-hauts, se faire avorter. Mais depuis un certain temps, je me questionne sur la notion de 'choix'.

Je doute que Nada, douze ans, se couvre de la tête aux chevilles parce qu'elle en a décidé ainsi un bon matin, le même où, par un drôle de hasard, elle a remarqué pour la première fois sa poitrine naissante. C'est ce que font les filles de son âge, de la même manière que les filles de chez nous portent des robes mais pas les garçons.

Je doute aussi que Mama Loza, qui se déplace péniblement, trouve du plaisir à courir pour se couvrir dès qu'un homme entre chez elle. Mais c'est ce que font les femmes, même celles de son âge, de la même manière que les femmes de chez moi mettent leur robe de chambre à la hâte quand on sonne à la porte plutôt que d'y répondre toute nue.

D'accord. Au delà d'un signe ostentatoire, le voile est une convention sociale inculquée dès la puberté qui restreint la liberté des femmes. Ça y est, je l'ai dit. Mais le respect contraignant des conventions sociales n'est pas exclusive au monde arabe.

Je doute que les femmes de chez moi qui ne sortent pas sans maquillage ni talons-hauts trouvent amusant d'avoir à se maquiller ou à osciller sur leurs aiguilles juste pour aller au dépanneur. C'est ce que font certaines Nord-américaines, de la même manière que les femmes musulmanes s'obligent à se voiler pour aller étendre le linge.

Je doute aussi que Brenna, Colleen, Crystal, Eileen, Frédérique, Jessica, Kirsten et Vanessa, parmi d'autres nanas que je connais, aient vraiment choisi de prendre le nom de leur époux. C'est ce que font les Nord-américaines, de la même manière que les femmes arabes... Euh, non, elles, elles gardent leur nom de fille.

Je doute encore que les femmes de chez moi se sentent vraiment bien dans leur corps, toujours préoccupées par leur taille, par le prochain régime miracle qui leur permettra de rentrer dans leur belle robe d'été. C'est ce que font les Nord-américaines, de la même manière que les femmes musulmanes... Euh, non, je doute qu'elles, elles se sentent aussi complexées par leur corps que nous.

Dans tout ça, comment distinguer le choix de la norme sociale obligeante? Ou tracer la ligne de l'acceptable?

J'ai trouvé ma réponse l'autre soir qu'on regardait la BBC, ou peut-être était-ce une autre station de télé occidentale. Il y avait un reportage sur la libéralisation médiatique depuis le printemps arabe et on donnait à titre d'exemple une chaîne égyptienne ayant vu le jour après le démantèlement de la dictature séculaire qui supprimait l'expression religieuse. L'objectif annoncé de cette chaîne était de promouvoir le radicalisme islamique, dont la nécessité pour la femme de se couvrir entièrement de noir, sauf pour les yeux. Ainsi tant la présentatrice que la camera-woman portait un voile couvrant le visage, une longue tunique et des gants. 

On louait cette initiative car elle donnait une voix à un segment de la population qui avait été étouffée pendant l'époque Mubarark. Ces femmes, qui avaient une formation en journalisme, n'avaient pas pu trouver de travail avant que cette chaîne n'apparaisse parce que leur apparence physique n'était pas acceptée, en tout cas pas à la télé. Elles se trouvaient maintenant épanouies, non seulement parce qu'elles travaillaient, mais aussi parce qu'elles répandaient leur message. Bravo à l'Égypte pour être devenue une société plurielle. 

J'étais prête à gober ça, peut-être trop sensible à l'idée à la mode "give a voice to the voiceless". Sauf qu'à la fin du segment, le producteur de la station de télé a expliqué que le petit budget dont il disposait pour faire marcher sa boîte ne lui permettait pas de payer ses employées. Elles qui n'avaient jamais pu travailler à cause de leur choix vestimentaire étaient maintenant les esclaves de leur idéologie.

14 août 2012

Au dernier tournant, un vent de face

Avec le bébé, il n'est pas surprenant que je sois claquée le soir venu. Et puis à ma fatigue physique s'ajoute un épuisement psychologique, inversement proportionnel au nombre de jours qu'il me reste à endurer avant notre départ. 


Hier, j'ai souhaité bonne nuit à tout le monde quinze minutes après que Karim a sombré dans le sommeil. Il était 19h45.  Au lit, je suis allée faire un tour sur Facebook puis j'ai appliqué une crème anti-inflammatoire sur mes épaules. Au moment où j'ai mis la tête sur l'oreiller, l'imam du coin s'est mis à vociférer dans son haut-parleur tandis que le lift servant à monter le béton au cinquième étage de l'édifice en construction a entamé son tapage tristement familier. Pas de chance. Ces derniers jours avaient été plus calmes, car c'était seulement quand on coulait le béton que c'était aussi bruyant.

Toute seule dans la chambre, j'ai versé quelques larmes. Puis d'autres encore, celles-là parce que le bruit ayant cessé, je me suis dit qu'il fallait que je dorme au plus vite. J'en étais toutefois incapable, trop occupée à m'attrister sur mon sort, convaincue aussi qu'à l'instant où j'allais tomber dans les limbes le boucan reprendrait de plus bel.

Et puis les lumières se sont éteintes dans le salon adjacent à notre chambre. Mon chum m'a rejointe au lit.

- Qu'est-ce qu'y a qui va pas?

- J'suis au bout d'mon rouleau.  

- Dors, ça va t'faire du bien.

- J'voudrais bien, mais j'y arrive pas.

- En tout cas, moi je suis crevé. Bonne nuit.

J'ai continué à pleurer doucement.

- Dors Geneviève. Sinon vas écrire sur ton blogue.

Je n'ai pas bronché. C'est lui qui s'est levé.

- J'vais aller dormir dans l'autre chambre.

Je me suis mise à pleurer comme une enfant. 

- De tout ce qu'on entend autour, tu oses me dire que c'est moi qui t'empêche de dormir. Ça, c'est un coup bas. Pis là tu vas m'laisser toute seule à un moment où j'ai les émotions à plat.

- J'sais pas c'que tu veux. 

- Moi non plus. En fait, oui, j'le sais. J'veux partir au plus criss.

- Il nous reste juste une semaine ici. 

- Je compte les heures...

- Ça fait presque deux mois qu'on est ici. C'est rien une semaine, ça va passer vite, non?

- Non. C'est comme en vélo.  Les dix premiers et les dix derniers kilomètres sont toujours les plus longs.

Il s'est tu le temps de me caresser des yeux. Il avait compris comment ces sept jours étaient pour moi bien pires que leur valeur absolue. La voix douce, il a rajouté:

- Essaie de voir le bon côté des choses, comme tu fais d'habitude.

J'ai posé sur lui un regard vide. Puis, j'ai imploré:

- C'est quuuuoiiiii?

- On a un beau p'tit garçon en bonne santé. Il a même pas été malade pendant notre voyage. Sa grand-mère a eu l'bonheur de passer deux mois avec lui, deux mois où elle a oublié presque tous ses maux. C'est toi qui as rendu ça possible. 

Ces mots m'ont calmée. Comme si tout d'un coup je m'étais retrouvée à l'abris du vent derrière le cycliste en tête.

12 août 2012

Chou, bijou, joujou



Nous devions aller à la bijouterie acheter une chaîne en or blanc pour remplacer celle que j'avais. Le pendentif qui l'accompagnait était superbe, mais le collier trop fin. Aussitôt replacé dans son étui, il s'emmêlait de nœuds. 


Comme pour le reste, les heures d'ouverture des commerces étaient mésadaptées à notre ron-ron quotidien. Ou, c'est selon, nous avions des habitudes dysfonctionnelles pour le train-train égyptien. Il était donc vingt heures, l'heure du dodo nocturne de Karim, quand nous avons mis le nez dehors. Si je trouvais qu'il était tard pour sortir avec le bébé, j'étais de toute évidence la seule à voir les choses ainsi. Les rues se sont engorgées à mesure que la soirée avançait, les tout-petits dans les bras de leur mère. Le ventre plein, Karim lui s'est prêté à l'aventure le regard curieux. 

Nous sommes d'abord passés chez la voisine d'en face à qui on avait promis d'aller faire un tour. Son fils, qui vivait au Pays-Bas, lui rendait sa visite estivale. Il était l'antithèse de l'Égyptien: la cinquantaine, il restait célibataire, du moins c'était la version que l'on voulait bien croire au pays natal. Il avait le geste discret, la voix calme, les cheveux longs malgré sa calvitie évidente. Il portait des culottes courtes et une camisole. Il  m'a engagé la conversation dans le peu d'anglais qu'il parlait:

- In Canada, less noise than Egypt?

Il fallait un Égyptien vivant à l'étranger pour penser à me poser cette question. 

Je lui ai souri.

- Yes. That's true.

Il a demandé à son jeune neveu d'aller nous acheter des breuvages. 

- Pepsi or Seven-Up?

- Mirinda. 

J'ai offert une explication:

- I like it. It's not avalaible in Canada.

Il m'a regardé la complicité dans les yeux.

- It's not available in Holland too.

Puis, passant la commande à son jeune neveu Mohammed:

-Dr. Yasser we Mama Loza, Pepsi. Inta we Téta, Seven-Up. Ana we Gennie, Mirinda. Etnéne Pepsi, etnéne Seven-Up,etnéne Miranda. Machi?


Il s'était lui aussi commandé une Mirinda. Il est ensuite disparu dans l'une des pièces privées pour revenir avec un petit coffret jaune qu'il a tendu à Karim. Il y avait caché un billet de 100 livres égyptiennes.

C'était une délicatesse courante d'offrir un cadeau au nouveau-né. Nous avions d'ailleurs débattu l'idée d'emmener Karim chez la voisine, car nous savions qu'elle se sentirait obligée de lui donner quelque chose. Nous étions arrivés sans nous annoncer, espérant ainsi éviter le don généreux d'une famille aux moyens modestes.

Yasser avait fait la même chose pour une jeune enfant qui était venue à la maison avec une distante parente. La dame ayant offert de l'argent à Karim, il ne pouvait faire pareil pour sa petite-fille, mais il se devait de réciproquer. Il s'était volatilisé pendant un instant, puis était réapparu avec la main de Fatma en or que Karim avait reçue de son grand-père

Je trouvais cette pratique bizarre... la grand-mère, qui ne s'était pas annoncée non plus, devait bien savoir que le petit pendentif n'était pas vraiment destinée à sa petite-fille. Mama Loza faisait pareil quand des amies lui rendait visite accompagnées d'un ensemble pour le bébé ou des biscuits pour les semaines à venir. Elle disparaissait quelques instants et revenait avec des cadeaux improbables: un tube de Voltaren, du baume pour les talons, des stylos usés. Tout semblait se prêter à l'offrande, en autant que nous lui avions rapporté du Canada.

En tout cas, il nous fallait maintenant remplacer la main de Fatma, raison de plus pour aller chez le bijoutier.

Nous y avons passé une bonne heure. Une fois les bijoux choisis est venu le temps de la négoce. On offrait la chaîne de 18 carats à 300 livres du gramme. Elle en faisait un peu plus de quatre. Ça me semblait dispendieux, mais je n'y connaissais pas grand chose au-delà des 14 carats. Ici, la brillance aveuglante du bijou n'avait d'égale que le nombre de carats de ses joyaux. 

Mon chum a mis 1150 livres sur le comptoir et s'est assis. Le joaillier a fait mine de faire autre chose, prenant toutefois le soin de mettre les billets sous sa calculatrice.  Un autre est arrivé avec un café turc pour Dr. Yasser. Sur les entre-faits, une dame et ses deux filles sont entrées. Les doigts des trois femmes se sont mis à bourdonner autour de la poignée de bagues que le bijoutier leur a tendue, fraîchement sorties de son coffre-fort. A épier leurs gestes, j'ai compris que la plus vieille des filles, bien jeune, cherchait un jonc pour ses noces.

Une fois les dames reparties, le bijoutier a préparé notre facture, dont le total s'est élevé aux 1150 livres offertes. 

- Penses-tu qu'il achète l'or? Je mettrai plus cette chaîne-là.

Yasser était content que j'y aie pensé. On a montré mon bijou emmêlé au commerçant, qui pendant une bonne quinzaine de minutes s'est appliqué à délivrer mon pendentif de ses nœuds. Il l'a pesé puis a fait son prix. Yasser était moins content des 120 livres qu'on a eues pour les pauvres 10 carats de mes .97 gramme de chaîne.

- Tu devrais être satisfait. Chez nous il aurait fallu payer à peu près ça pour la faire démêler! 

11 août 2012

M pour Masr, M pour misère, M pour mabsuta

Au début de mon séjour en Égypte, j'avais constamment le cafard. Mon environnement me dégoutait carrément, mes journées me déplaisaient royalement et à mon grand désarroi mon chum ne me comprenait aucunement. Dans mon cortège de misère, j'avais toutes les raisons du monde d'avoir une humeur massacrante, le ton cinglant. Et je m'en donnais le droit à cœur de journée. 

Un après-midi, n'en pouvant plus, je suis allée m'étendre dans la chambre. À peine 15 minutes plus tard, j'ai entendu le bébé chigner. Les yeux bouffis et les cheveux défaits, je suis allée voir ce qui se passait dans le salon. J'y ai trouvé mon chum qui laissait Karim chialer.

- Il a faim. T'aurais pas pu lui donner un biberon?

- J'savais pas. Tu m'as pas dit à quelle heure il aurait faim.

- T'as pas demandé.

- T'es partie t'coucher sans m'avertir. J'savais pas qu'tu dormais.

Mama Loza est entrée dans le salon alors que je ripostais:

- C'est pas vrai. Quand t'es venu m'quêter une pipe tantôt, j'étais déjà dans le lit et j'venais d'te dire qu'j'avais besoin d'faire une sieste. Tu as eu c'que tu voulais. Moi tout c'que je demandais c'était d'me reposer, mais t'es même capable de m'donner ça. 

Ses yeux m'ont lancé des flèches réprobatrices.

- Inquiète-toi pas... Ta mère comprend pas.

Des fois, j'étais comme ça, vindicative, agressive, sans raison évidente et sous l'impulsion du moment.  Mais même avec les meilleures intentions je me retrouvais vite dans la dèche. Tant d'échanges se sont conclus à peu près comme ça, un jour que j'ai eu envie de préparer une sauce à spaghetti pour souper:

- Vers quelle heure tu penses préparer ton spag?

- Dès que la cuisine se libère.

- Elle est disponible.

- Non, ta mère et Madehah sont occupées.

- Elles ont presque fini.

- Viens m'chercher quand elles auront vraiment fini. 

- C'est quoi ton problème?

- La cuisine est trop petite pour accommoder trois personnes, c'est tout.

- J'en peux plus d'tes caprices. J'ai deux millions d'trucs à faire mais j'suis allé à l'épicerie expressément pour prendre c'que t'avais besoin pour ta recette, pis là tu veux pas la faire.

- Penses-tu vraiment qu'j'aime ça être poignée ici à longueur de journée? J'irais bien les chercher mes ingrédients mais j'sais pas où aller les acheter. J'passe mes grandes journées dans la chambre avec le bébé ou dans l'salon avec tes parents. Après avoir échangé les mêmes banalités, soit on se r'garde dans les yeux un peu gênés soit on fait semblant d'pas s'voir. J'vois pas la lumière du jour parce que les volets restent fermés. J'te l'dis tout d'suite j'tiendrai pas le coup jusqu'au mois d'août.

Et je ne bluffais pas. Je voulais retourner au Canada, mais pas sans mon chum. Et il refusait d'y retourner prématurément. Je lui en ai voulu à mort de m'avoir mise dans ce pétrin. Malheureuse en Égypte, mal aimante si je m'en sauvais. J'ai aussi pensé aller prendre l'air chez ma pote en Italie et en revenir fraîche comme une fleur. J'ai vite changé d'idée parce que je savais que j'aurais séchée, au propre comme au figuré, aussitôt rapatriée.  Mieux valait que je trouve une solution gagnante tant pour moi que pour mes deux hommes.

Alors j'ai pris ma déprime en main. J'ai ouvert les volets tous les matins et insisté pour qu'ils le restent. J'ai fait des crêpes, des cupcakes et quelques recettes choisies au volet. J'ai exigé de partir en vacances pour 10 jours au lieu des 4 ou 5 jours promis par mon chum.  Nul doute que le détachement que m'a permis l'écriture y est aussi pour quelque chose. Et les relations humaines aussi. Avec Mama Loza, j'ai développé une complicité qui transcende les barrières linguistiques. Le peu d'arabe que je comprends m'immunise aussi contre les commentaires de belle-mère qu'elle se permet parfois ne réalisant pas que je déchiffre l'essentiel du contexte. Mon chum et moi nous sommes retrouvés à travers un sarcasme complice plutôt qu'accusateur. Karim s'épanouit, inconscient des mille et un désagréments qui juchent notre quotidien. Nada nous rend souvent visite et me suit comme un chien de poche. Elle m'apprend un peu d'arabe, beaucoup sur elle, et je lui ouvre une toute petite fenêtre sur mon monde à moi. 

À dix jours de notre départ, je suis non seulement toujours en Égypte, ce qui en soit est un exploit, mais je me sens bien. Ce n'est pourtant pas que je me suis découvert un amour pour cet endroit. Au contraire à tous les jours quelque chose me rappelle à quel point je déteste Fayoum. C'est simplement que cet été, et peut-être pour la première fois depuis le 2 octobre 1973, je n'ai pas été simplement choyée par la vie. J'ai choisi le bonheur.

09 août 2012

Le monde, toujours selon Nada


Pour Nada, je réponds mal au stéréotype de la femme libérée.

- Aunt Gennie, why you not have big earring? You not like?

- Yes, but because of Karim. He grabs my earrings.

- Oh, yes. Why no make-up?

- Sometimes I wear make-up. Not always.

- Why? 

***

En d'autres occasions, elle ne comprend pas trop mes choix de femme.

- Aunt Gennie, you mom lives in other city. Why?

- Because I moved for work, a job.

- Why?

- Because there was no work where my mom lives.

- You moved not with Khello?

- No, I met him after I moved.

- Oh.

***

- Aunt Gennie, in Egypt, men have four wives. Five, no, but four ok.

- Oh, really?

- Yes.

- Hum. Badawi, how many wives?

- One.

- Baba, how many wives?

- One.

- Why?

- Uncle Badawi loves Marwa. Baba loves Mama.

***

Nous avons invité les enfants de Mona pour souper. À 18h45, l'imam annonce Iftar et les filles arrivent sans Eslam. Nous commençons à manger sans lui.

- Nada, did you fast today?

- Yes.

- Mabruk! And Menna?

- No.

- Eslam?

- Yes. Eslam fasts every day.

- Wow!

Nada fait la moue. 

- Eslam sleeps all the day. Wake up at 8 o'clock in the night.


***

Je suis en train de préparer un biberon pour notre sortie au club social de Nada. Les yeux sur mon chandail sans manche, elle me demande:

- Aunt Gennie, your clothes?

- Yes I will change.

- In Egypt, this no. Girl like Menna, ok, but woman no.

En effleurant le long de mon bras de la main, je la rassure:

- Yes. I will wear a long sleeves shirt.

- In the Canada, this ok?

- Yes, in Canada it's ok.

- Oh. Canada easy.