19 août 2012

Moi mes souliers ont beaucoup voyagé


Très rares sont les fois où je me suis aventurée vraiment toute seule dans Fayoum. Pour ma première sortie, Yasser avait prodigué à notre chauffeur attitré des consignes détaillées. 


Ahmed m'attendait à l'ombre de notre édifice, une cigarette au bec. C'était la première fois que je le voyais avant la tombée de la nuit. Il portait des lunettes de soleil miroir, une chemise carottée, une paire de Levi's et des souliers de cuir au bout pointu. Il m'a saluée chaleureusement, une attitude rare parmi les hommes que je rencontrais, puis m'a ouvert la portière. Sur la banquette arrière, j'ai été accueillie par un air de hip hop... "From Senegal, Africa, to St. Louis, Misouri... " Si ce n'était des rues environnantes, j'aurais cru être complètement ailleurs.

Une fois arrivés à l'épicerie, Ahmed, tel un guide touristique, a annoncé:

- Arafah!

- Shokran.

J'ai pris à l'entrée un petit panier plutôt qu'un de ceux sur roulettes. Ainsi accoutrée, il me serait plus facile de clopiner autour de la marchandise déposée par terre dans les allées étroites et de doubler les clients moins pressés. J'ai trouvé l'endroit pratiquement désert. Personne d'autre que moi pour faire ses course dans la chaleur de l'après-midi.

 Dans la rangées des sauces, je cherchais les produits Knorr quand j'ai vu Ahmed du coin de l'oeil. Puis je suis allée au fond du magasin prendre un pain tranché. Il m'a suivie, de loin, le pas nonchalant, le regard bienveillant. Voyant que mon panier se remplissait rapidement, il s'est approché et m'en a tendu un autre. Quand j'ai eu fini mes courses, il a pris mes sacs et les a mis dans le coffre.

On s'est ensuite arrêtés dans un kiosque où me procurer des minutes pré-payées pour téléphone cellulaire. 

- Give me twenty pounds.

Il est sorti de l'auto et revenu en un éclair avec deux cartes à dix livres chacune. Mon chum avait pris soin de lui dire de quoi j'avais besoin.

 - Go home now?

- Aiwa, alatoul!

- Alatoul!

Sur le chemin du retour, je me suis dit, un peu déçue, que l'expédition n'avait rien eu de remarquable. Pas de quoi écrire mon blogue ce jour-là.

Alors une autre après-midi j'ai décidé de sortir sans but précis. La rue principale fourmillait d'activités. Des femmes assises à chaque coin de rue vendaient des mangues ou des tomates. Les posters électoraux de Mohammed Morsi, sa photo en gros plan juste en dessous une balance, symbole de justice, décoraient toujours les façades de quelques buildings. 

Près du rond-point, une pyramide de melons donnait envie d'acheter le plus gros d'entre eux au marchand qui se cachait derrière. Un camion avait à sa charge des dizaines de poules dans des cages empilées comme la tour de Pise. J'avais peine à croire qu'elles se rendraient à destination sans s'écrouler. 

Je me suis arrêtée ça et là pour prendre quelques photos à la volée, dont celle de la grande mosquée que j'ai aperçue entre deux édifices à logements. Au loin, un homme assez corpulent m'avait vu faire et semblait mécontent. Il m'a suivi des yeux jusqu'à ce que j'arrive à sa hauteur.  J'ai traversé la rue pour passer près de lui, espérant donner une impression d'insouciance malgré mes nerfs inquiets. Il ne m'a rien dit.

J'ai tourné le prochain coin de rue pour éclipser son regard et me suis retrouvée sans m'en rendre compte pas loin de la maison.  J'ai sonné pour que Yasser m'ouvre la porte d'entrée. Je l'ai vu pointer le nez en bas pour voir qui s'amenait.

Le cou cassé vers le quatrième étage, je lui ai crié:

- J'ai besoin de mes souliers rouges... Tu peux me les faire descendre?

Il est disparu le temps de revenir avec mes chaussures qu'il a fait dévaler dans la cage d'escaliers grâce au panier à la longue corde qui d'habitude servait à hisser les livraisons.

J'avais remarqué qu'un cordonnier avait pignon sur rue pas très loin de chez nous. C'est là que je me rendais. Il devait y avoir quatre ou cinq hommes qui attendaient. Je suis allée au fond du minuscule atelier et me suis adressée à celui qui tenait des bottes et une brosse:

- Salem malekoum. Inglesi?

Il m'a fait signe que non. Je lui ai montré mes deux semelles qui devaient être recollées.

- Bokra?

Il ne voulait pas me les faire pour demain pour une raison que je n'ai pas compris.

- Delwati? 

Il a hoché de la tête de haut en bas. 

- Ok. How much money? Fluss? 

Un de ceux assis derrière moi m'a lancé:

- One pound and a half.

Incrédule, j'ai répété pour être certaine d'avoir bien compris. J'ai tendu mes chaussures au cordonnier et me suis assise près du trottoir pour attendre qu'il me les répare. Il me les a rendues une dizaine de minutes plus tard. Je lui ai donné deux livres et j'ai pris la monnaie.

 Je suis rentrée tout de suite après, fière de m'être débrouillée toute seule. J'ai monté les 72 marches menant à l'appartement d'un pied léger, mes beaux souliers rouges dans les mains.


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