23 septembre 2012

Shareef, fais-moi peur!

Lors de tous nos voyages en provenance ou à destination de l'aéroport, nous avions préconisé le taxi aéroportuaire pour son service professionnel et sa fiabilité. La dernière fois, on s'était toutefois demandé si le chauffeur avait une bonne vision nocturne car il avait dû presser les freins comme des citrons pour éviter de faire des bonds sur les nombreux ralentisseurs qui juchaient l'autoroute à proximité des villages que l'on croisait.


J'avais donc vaguement évoqué l'idée de demander à Shareef, le jeune homme sympathique qui nous avait servi de chauffeur à Fayoum les deux dernières semaines, de nous emmener à l'aéroport pour notre grand départ.  Sa voiture avait la clim et des boucles pour les ceintures qu'il avait tirées de sous le siège juste pour nous. Et aussi incroyable que cela pouvait l'être, il était toujours à l'heure.  Dans ces conditions, mieux valait payer quelqu'un de la place qu'une corporation qui avait déjà les poches pleines.  

Mon chum avait initialement rejeté ma suggestion. La bagnole de Shareef carburait au gaz naturel alors son coffre était nanti d'une grosse bonbonne à gaz. Pas de place pour nos trois grosses valises, la poussette, le sac à couche et la mallette pour nos ordinateurs. Mais quelques jours avant notre départ, nous étions allés faire quelques courses avec Shareef et avions constaté qu'il avait changé de voiture. Celle-là aussi s'alimentait au gaz naturel, mais elle avait sur son toit un support en métal pour y attacher des valises. 

Le soir de notre départ, Shareef s'est présenté avec quinze minutes de retard. Il avait apporté une corde comme nous lui avions demandé, mais toute rabougrie. Yasser a dû le forcer à aller en acheter une bien longue chez le marchand de peinture et autres bric-à-brac à quelques coins de rue de là.

Puis, les valises montées sur le toit, enfin prêts, nous sommes partis. Mais au lieu de tourner vers l'autoroute, Shareef a pris la direction du centre-ville. Au moment où Yasser allait lui demander où il gambadait comme ça, Shareef a immobilisé son véhicule et annoncé qu'il sortait s'acheter un thé pour rester bien éveillé le temps du voyage. J'ai été soulagée de le voir revenir après d'interminables minutes pendant lesquelles Karim, qui supportait mal d'être attaché dans son siège quand la voiture n'était pas en marche, avait commencé à pleurer. En un demi-tour nous nous sommes retrouvés sur la route pour Le Caire, mais nous sommes arrêtés de nouveau quelques tournants plus loin.  Il y avait une longue file de voitures stationnées à la queue-leu-leu sur le bord de la route. J'ai mis quelques secondes à réaliser que nous étions dans l'attente qu'une pompe à gaz naturel se libère.

- C'est pas vrai! Pourquoi il a pas fait l'plein avant d'venir nous chercher?

J'ai tourné mon regard vers le tableau de bord et vu la gauge à essence qui indiquait que le réservoir était plein. 

- Il peut pas remplir sa tinque à gaz plus tard?

Pour réponse, Yasser a prononcé quelques mots d'arabe... j'ai deviné qu'il ordonnait à notre chauffeur de faire son plein au Caire. Shareef est sorti de la file et nous sommes repartis. J'ai poussé un soupir de soulagement, contente d'être enfin en route et surtout d'avoir prévu une heure en plus pour parer aux imprévus. 

Karim dormait déjà et je voulais faire pareil. C'était difficile. Nous étions empilés comme des sardines en arrière, l'une de nos trois valises ayant été placée sur le siège avant à côté de Shareef. Les motoristes devant nous ralentissaient à tout moment pour céder le passage à un conducteur téméraire ou pour négocier sans heurt un autre ralentisseur. Shareef était lent à réagir, pressant les freins au dernier instant même quand la voiture devant nous freinait depuis ce qui me semblait une éternité. Il n'anticipait aucun obstacle, ni même quand les panneaux routiers annonçaient les embûches.

Puis les autres voitures se sont faites plus rares, libérant ainsi notre chemin. Soudainement, Shareef a freiné à fond, mais pas assez pour éviter le ralentisseur... la voiture a fait un grand bond dans les airs. A l'atterrissage, l'impact a été solide... on entendu un gros boum! venant du toit.

- I'm so sorry!

- Les valises, Yasser, faut vérifier si elles sont toujours sur le toit!

Il a demandé à Shareef de s'arrêter. Les deux hommes sont sortis le temps de constater que les valises étaient toujours en place. Ils sont remontés dans la voiture et nous sommes repartis.

- Pis, elles sont bien là ?

- Oui, mais le support est détaché. Elles se tiennent en équilibre sur le toit.

- Quoi? Comment ça se fait qu'on est r'partis? 

Mon chum a dit quelque chose à Shareef, qui a répondu tout en continuant à conduire. Puis notre cascadeur amateur a ouvert sa fenêtre et mis la main sur le toit pour en retenir son contenu.

- C'est une blague ou quoi? Au prochain ralentisseur qu'il verra pas, les valises vont prendre le bord.

Yasser a encore tenté de raisonner Shareef qui lui a répondu sans s'arrêter. J'étais bleue:

- Shareef, stop the car NOW!

Lui qui n'avait pas l'habitude de m'entendre comme ça s'est arrêté immédiatement. Je leur ai ordonné de faire passer la corde qui retenait les valises autour de la voiture par les fenêtres. Les deux hommes se sont exécutés. Puis Shareef m'a regardée:

- That was a good idea.

- I know.

Nous sommes repartis l'esprit légèrement plus tranquille. La route a été paisible jusqu'au Caire, mais la circulation ayant repris de plus belle j'avais du mal à rester calme. Assise au milieu de la banquette arrière, je mourais de peur à chaque obstacle routier que Shareef évitait de justesse, comme s'il les apercevait bien après que je les ai eu remarqués.

- Il va m'tuer, d'une manière ou d'une autre.

À un moment donné, il s'est arrêté entre deux sorties d'autoroute. Il y avait un petit dépanneur de fortune et plusieurs personnes flânaient sur le bord de la route comme s'ils longeaient le Nil. Shareef a demandé à quelqu'un son chemin vers l'aéroport. 

- C'est pas vrai... on est perdu asteure?

J'ai senti ma pression artérielle monter. Il était presque minuit. Nous avions prévu être à l'aéroport vers 23 heures pour notre départ à 1:45. Nous ne pouvions plus perdre beaucoup de temps. Shareef s'est arrêté deux ou trois fois encore pour redemander son chemin. Nous avons fait demi-tour pour aller prendre un échangeur que nous avions raté. Mes yeux cherchaient frénétiquement dans le noir quelque indice que nous approchions.

Enfin, j'ai aperçu un panneau indiquant au voyageur de prendre à droite pour l'aéroport et j'ai sommé à Shareef, le ton mi-anxieux, mi-exaspéré, d'emprunter la sortie:

- Yimin, yimin!

Quelques minutes plus tard, j'ai vu annoncé en lettres scintillantes: CAIRO AIRPORT. Dans ma tête, en plus grosses lettres encore: P-L-U-S J-A-M-A-I-S. Ni Shareef, ni l'Égypte.

1 commentaire:

Anonyme a dit...

Bonjour belle québécoise ambulante, maintenant aussi albertaine. OUF!!! Shareff m'a fait couler le Nil sur ''mon front'' car je ressentais ce que tu as vécu. Vraiment, j'aurais eu la frousse du retard et de tout ce que cela suppose... Vous l'avez échappé belle et bien!!! Je suis assurée que tes souvenirs seront toujours teintés de ces émotions que tu as tellement bien décrites.
Une des Gazelles.